Quelle chimioprévention du cancer colorectal prescrire en 2012 ?

Objectifs pédagogiques

  • Connaître la place de l’Aspirine et/ou des anti-inflammatoires (AINS)dans la prévention des polypes et du cancer
  • Quelles doses ? Quels patients ?
  • Aborder le cas particulier des PAF

Résumé

La chimioprévention du cancer consiste à utiliser des agents chimiques pour prévenir ou inhiber le développement du processus de carcino­genèse. L’approche privilégiée consiste à évaluer l’effet du composé testé chez des patients ayant eu des adénomes coliques réséqués et à haut risque de récidive et/ou à risque familial très élevé de cancer colique. Parmi les principaux agents bien évalués, ­certains comme l’aspirine et les AINS sont efficaces mais leur intérêt réel reste débattu. Cette mise au point ­présente un état actualisé des résultats disponibles et des conclusions ­pratiques qui peuvent en être tirées.

La chimioprévention du cancer consiste à utiliser des agents chimiques pour prévenir ou inhiber le développement du processus de carcino­genèse. Cette intervention peut être envisagée à tous les stades de la ­carcinogenèse depuis l’apparition des premières anomalies moléculaires dans des cellules encore morpholo­­giquement normales jusqu’au stade de tumeur invasive. La chimioprévention peut aussi être utilisée pour tenter de diminuer l’apparition de récidives tumorales ou de nouvelles tumeurs chez des patients déjà traités pour un cancer. Parmi les très nombreux agents candidats en cours ­d’évaluation, nous ne traiterons ici que de ceux déjà bien évalués chez l’homme.

Chimioprévention : Concepts et méthodes

Les composés administrés au long cours doivent être efficaces tout en présentant une toxicité minime et un coût acceptable pour pouvoir être ­largement utilisés.

Le choix de la population cible est important. Le traitement d’une population à risque standard expose de très nombreux patients aux éventuels effets secondaires du produit pour un bénéfice limité (faible nombre de ­cancers attendus) tout en entraînant un coût important. Le traitement d’une population à risque élevé est plus ­légitime.

Le développement de ces agents repose sur des bases classiques : phase I appréciant la toxicité et la pharma­codynamie ; phase II avec études ­randomisées en double aveugle évaluant l’efficacité du produit sur des marqueurs intermédiaires corrélés à l’apparition des tumeurs comme par exemple l’étude de la prolifération ­cellulaire colique puis phase III avec des études randomisées en double aveugle évaluant l’efficacité réelle du produit sur l’apparition ou la récurrence des tumeurs. L’approche la plus généralement retenue consiste à ­évaluer l’effet du composé testé chez des patients présentant des adénomes coliques ayant été réséqués et à haut risque de récidive ou chez des patients opérés d’un cancer colorectal de bon pronostic. Cette sélection permet une évaluation portant sur des effectifs moindres que ceux nécessaires si l’on considérait la population générale. Une approche alternative consiste à évaluer l’effet de ces drogues sur des polypes du colon distal laissés en place puis régulièrement surveillés endoscopiquement.

Une fois l’efficacité d’une drogue prouvée, il reste à en apprécier l’intérêt réel. En effet, le bénéfice « vrai » doit être apprécié en fonction de ­l’efficacité du produit et de ses ­éventuels effets secondaires mais aussi en tenant compte de l’effet protecteur lié à la nécessaire surveillance ­endoscopique.

La prévention nutritionnelle n’est pas considérée comme une chimio-prévention au sens strict sauf lorsqu’elle est appliquée via des éléments isolés (vitamines, calcium, …).

Polypose Adénomateuse Familiale

Le sulindac (Arthrocine®) administré par voie orale à la dose de 100 à 400 mg par jour entraîne une dimi­nution du nombre et de la taille des polypes chez les patients atteints de PAF. L’effet du sulindac n’est que ­suspensif et après l’arrêt du traitement, les polypes coliques réapparaissent en quelques mois. Toutefois, les polypes régressent à nouveau si le traitement est repris. Une surreprésentation ­relative des polypes plans a été ­observée et quelques cas de cancer du rectum ont été observés chez des patients traités par sulindac malgré une surveillance optimale. Ces observations incitent à la prudence. Par ailleurs, le sulindac n’est pas efficace sur l’apparition des premiers polypes coliques chez les jeunes patients ­présentant une atteinte génotypique caractérisée avant l’apparition des premières manifestations phéno­typiques [1]. L’efficacité du sulindac sur le développement des adénomes duodénaux, bien que suggérée par quelques observations, n’est pas démontrée. Le celecoxib (Celebrex®) administré par voie orale à la dose de 800 mg par jour entraîne une diminution du nombre et de la surface totale des polypes notamment au niveau du duodénum ou de la muqueuse rectale résiduelle après colectomie sans ­protectomie chez l’adulte. Cet effet est aussi observé chez l’enfant à la dose de 16 mg/kg. Le rofecoxib par voie orale à la dose de 25 mg par jour entraîne une diminution du nombre de polypes au niveau du réservoir ­rectal restant après chirurgie chez l’adulte. Quelques cas de patients ­présentant une polypose atténuée, refusant la colectomie, traités par sulindac ou par coxib et régulièrement surveillés par endoscopie avec polypectomies itératives ont été rapportés. L’aspirine administrée à la dose de 600 mg par jour diminue la taille des polypes du rectum et du sigmoïde mais ne modifie pas leur nombre chez des patients surveillés avant colec­tomie [2]. L’acide icosapentaénoïque (EPA), un acide gras poly-insaturé ­faisant partie de la famille des oméga 3, administré à la dose de 2 g par jour, diminue le nombre de polypes [3]. Il existe un produit ­disponible à la pharmacopée ­contenant environ 500 mg d’EPA par gélule (Omacor®). Un effet de l’association curcumine-quercetine (480 mg et 20 mg) administrée par voie orale 3 fois par jour a été rapporté [4].

Le sulindac, les coxibs et l’acide icosa­pentaénoïque diminuent le nombre et la taille des polypes colorectaux chez les patients de polypose adénomateuse familiale. Les coxibs et l’acide icosapentaénoïque diminuent aussi la taille et le nombre des polypes ­duodénaux.

Syndrome de Lynch

Très peu d’études interventionnelles ont été réalisées chez les patients ­présentant un syndrome de Lynch. Dans le travail du consortium CAPP, l’aspirine administrée à la dose de 600 mg par jour ne modifiait pas significativement le nombre d’adénomes et/ou de cancer après 27 mois de traitement chez les 1 071 patients inclus. Au contraire, une diminution significative du nombre de cas de ­cancers colorectaux était observée dans le groupe traité par aspirine lorsque le suivi était poursuivi au-delà de la 4e année [5]. Dans un essai de phase I-II, le sulindac augmentait la prolifération cellulaire colique droite.

L’aspirine administrée à la dose de 600 mg par jour diminue le nombre de cancers colorectaux au cours du syndrome de Lynch.

Polypes et cancers sporadiques

AINS et aspirine

De nombreuses études cas-témoins ou de cohortes ont évalué le lien entre la prise d’aspirine ou d’AINS et le risque de survenue de cancer recto-colique. Malgré leurs limites méthodologiques, ces travaux interprétés dans leur ensemble montrent que la consom­mation régulière d’aspirine et/ou d’AINS est associée à une diminution significative du risque de cancer et de polypes recto-coliques [6]. L’amplitude de cette diminution est de l’ordre de 30 %. Cet effet est observé aussi bien pour le colon que pour le rectum, tant chez les hommes que chez les femmes et qu’il existe ou non des antécédents familiaux de cancer colique. Il semble d’autant plus important que la consommation évaluée en posologie, fréquence ou durée est plus importante. Les études de cohortes ­suggèrent que la consommation régulière ­d’aspirine et/ou d’AINS ne diminuerait significativement le risque de cancer recto-colique qu’au-delà d’une exposition supérieure à 10 ans. La consommation d’aspirine et/ou d’AINS même régulière et de longue durée mais interrompue depuis plus d’un an ne semble pas associée à une diminution de ce risque. Cette observation suggère que l’effet de l’aspirine et des AINS ne serait que suspensif.

Les résultats des essais prospectifs évaluant l’intérêt de l’aspirine en ­prévention primaire sont divergents. Un premier essai contrôlé disponible évaluant l’effet de l’aspirine à la dose de 325 mg prise un jour sur deux a été mené chez 22 071 médecins américains volontaires enrôlés dans un essai de prévention des maladies cardio-­vasculaires. L’incidence des cancers ou des polypes recto-coliques n’était pas modifiée après 5 ans de traitement. Un essai évaluant l’effet de l’aspirine à la dose de 100 mg prise un jour sur deux mené chez 38 876 femmes américaines âgées de plus de 45 ans, n’a pas mis en évidence d’effet protecteur après 10 ans. Au contraire, l’analyse groupée des données de 4 essais de prévention primaire à visée vasculaire suggère que la mortalité spécifique par cancer colorectal serait significativement diminuée, y compris dès la faible dose de 75 mg par jour [7].

Les résultats concernant la prévention secondaire sont plus homogènes. L’étude APACC qui a porté sur 291 patients présentant un antécédent d’adénome, recevant quotidiennement 160 ou 300 mg d’acetylsalicylate de lysine ou du placebo pendant 4 ans, a mis en évidence une protection après une année de traitement qui s’estompait cependant au moment du dernier suivi [8]. Cet effet protecteur a aussi été observé dans des populations avec antécédent personnel d’adénome dans un essai nord-américain et un essai anglais ainsi que chez des patients présentant un antécédent de cancer colorectal opéré et à faible risque de rechute. Une métaanalyse de ces 4 essais, ainsi qu’une analyse critique des données disponibles menées selon la méthodologie Cochrane, ont confirmé l’effet protecteur de ­l’aspirine à faible dose. Il reste encore à déterminer les groupes de patients susceptibles de bénéficier réellement de cette chimioprévention.

L’efficacité du sulindac sur les polypes sporadiques apparaît très probable, mais la survenue d’accidents hémorragiques potentiellement sévères ne permet pas d’envisager de stratégies prophylactiques avec ce produit [4].

Les traitements par dérivés salicylés comme la salazopyrine ou la mesalazine sont associés à un moindre risque de cancer colique chez les patients atteints de colite inflammatoire ancienne étendue, mais leur effet n’a pas été évalué dans d’autres popu­lations [4].

Des essais cliniques prospectifs multicentriques menés chez des sujets ayant présenté des adénomes coliques sporadiques réséqués ont été menés à la fois avec le celecoxib (essai PreSAP) et le rofecoxib (essai APPROVE). Ces produits sont associés à un moindre risque de récidive des adénomes. Les effets vasculaires délétères associés à la prise du rofecoxib au long cours ont mené à l’arrêt de la commercialisation de cette drogue, disqualifiant ainsi ces produits dans cette indication [4].

L’aspirine protège contre le risque de cancer colorectal en prévention primaire et secondaire. Son intérêt probable reste encore à démontrer.

Calcium

Une consommation élevée de calcium et/ou de vitamine D semble associée à un moindre risque de cancer et d’adénomes. Plusieurs études portant sur le rôle protecteur éventuel de différents sels de calcium ont été réalisées ou sont en cours chez l’homme. Un effet protecteur d’une supplémentation quotidienne par 3 g de carbonate de calcium (6 comprimés de Calperos®) pendant 4 ans sur le risque de récurrence des adénomes est démontré (risque ajusté de 0,81 avec intervalle de confiance de 0,67 à 0,99). Une revue Cochrane récente confirme un effet protecteur de faible ampleur et l’analyse complémentaire de l’essai nord-américain suggérant une efficacité préférentielle sur la récurrence des adénomes avancés justifie une réévaluation de cette position [9]. Le caractère limité de cet effet, les résultats négatifs d’un travail européen similaire et la possible toxicité urologique, voire vasculaire de ce type de supplémentation menée au long cours, ne permettent pas d’envisager dès à présent une supplémentation à l’échelle de la population générale. L’usage d’une supplémentation chez les sujets à risque particulier présentant un faible apport alimentaire de calcium peut cependant être discuté [10].

L’usage d’une supplémentation ­cal–cique chez les sujets à risque ­par­ticulier présentant un faible apport alimentaire de calcium peut être discuté.

Folates

Le rôle protecteur d’une alimentation riche en fruits et légumes frais est bien établi. Une alimentation riche en folates est associée à un moindre risque de cancer et d’adénomes coliques dans les études observationnelles. L’acide folique diminue le nombre de tumeurs chimio-induite chez le rat ainsi que des tumeurs de la souris Min. Chez l’homme, l’acide folique évalué dans un essai prospectif était associé à un risque accru de récidive des adénomes coliques [11].

Vitamines

Plusieurs études concernant le rôle du b-carotène, des vitamines C et E ont été réalisées. La supplémentation par l’association de 25 mg de b-carotène, 1 g de vitamine C et 400 mg de vitamine E ; celle par l’association b-carotène 15 mg, vitamine C 150 mg, vitamine E 75 mg, selenium 100 mg, et carbonate de calcium 1.6 g ainsi que celle par l’association a-tocopherol 50 mg et b-carotene 20 mg n’ont pas montré d’effet protecteur [4].

DFMO

Le DFMO est une drogue qui inhibe spécifiquement l’activité de l’ornithine decarboxylase, l’enzyme clé de la ­synthèse des polyamines qui sont un des éléments essentiels de la régu­lation de la prolifération cellulaire. Un traitement par DFMO est associé à une moindre récidive des adénomes coliques [4].

Traitement hormonal substitutif de la ménopause

L’effet protecteur du traitement ­hormonal substitutif de la ménopause (THS) sur la survenue des ­cancers coliques et la mortalité liée à ce cancer est suggéré par différentes études cas-témoins comparant l’incidence des cancers colorectaux dans une popu­lation de femmes bénéficiant d’un THS avec celle d’une population appariée ne prenant pas ce type de traitement. Des données d’études de cohorte sont aussi disponibles. Certaines de ces études, en particulier les plus récentes, tiennent compte de facteurs confondants potentiels comme l’index de masse corporelle, l’apport énergétique, la consommation d’aspirine ou l’activité physique. La majorité de ces travaux suggère une diminution du risque de cancer colique avec une amplitude de protection variant de 10 à 60 %. Certains de ces travaux suggèrent une augmentation de la protection avec la durée de ­traitement hormonal substitutif. Il s’agit là d’un élément important qui permet de mieux mettre en balance les bénéfices et les risques de ce type de traitement.

Acide ursodesoxycholique

La supplémentation en acide urso­desoxycholique serait associée à un taux moindre de néoplasie colique chez les patients traités au long cours comme les patients atteints de cirrhose biliaire primitive ou de cholangite sclérosante. Cette supplémentation n’a pas d’effet protecteur sur la récidive des ­adénomes sporadiques.

Autres

De nombreuses autres substances ayant présenté des effets in vitro ou in vivo chez l’animal sont en cours d’évaluation dans des études préliminaires. Parmi elles, nous ne ferons que citer le 3-hydroxy-3-methylglutaryl-coenzyme A, la N-acetylcystéine, le macrogol, le lactulose, certaines ­statines, différents dérivés d’origine alimentaire comme certains flavonoïdes, le lycopene, le curcuma, ou l’oltipraz, un analogue des dithiolthiones non commercialisé en France présents dans les légumes crucifères (choux, brocolis, …) mais aussi ­certains pro ou prébiotiques.

Cette nouvelle approche nécessite des moyens importants, au plan financier et humain, pour son développement. Elle représente un enjeu majeur de santé publique pour les années à venir. Parmi les substances actuellement ­testées, l’aspirine est la substance qui a été la plus étudiée et qui a donné les meilleurs résultats, sans que son usage systématique puisse encore être ­préconisé. Aucune des molécules ­mentionnées dans ce texte ne dispose encore d’AMM dans cette indication.

Références

  1. Lynch PM. Pharmacotherapy for inherited colorectal cancer. Expert Opin Pharmacother 2010;11:1101-8.
  2. Burn J, Bishop DT, Chapman PD, et al. A randomized placebo-controlled ­prevention trial of aspirin and/or resistant starch in young people with familial adenomatous polyposis. Cancer Prev Res 2011;4:655-65.
  3. West NJ, Clark SK, Phillips RK, et al. Eicosapentaenoic acid reduces rectal polyp number and size in familial ­adenomatous polyposis. Gut 2010;59:918-25.
  4. Half E, Arber N. Colon cancer: pre­ventive agents and the present status of chemoprevention. Expert Opin Pharmacother 2009;10:211-9.
  5. Burn J, Gerdes AM, Mecklin JP, et al. Aspirin prevents cancer in Lynch syndrome. European Journal of Cancer Supplements, Vol. 7, No. 3, September 2009. Abstract O-6000.
  6. Benamouzig R, Uzzan B. Aspirin to prevent colorectal cancer: time to act? Lancet 2010;376:1713-4.
  7. Cole BF, Logan RF, Benamouzig R, et al. Aspirin for the chemoprevention of colorectal adenomas: meta-analysis of the randomized trials. J Natl Cancer Inst 2009; 101: 256-66.
  8. Benamouzig R, Uzzan B, Deyra J, Prevention by daily soluble aspirin of colorectal adenoma recurrence: 4-year results of the APACC randomised trial. Gut 2011. In press.
  9. Carroll C, Cooper K, Papaioannou D, et al. Supplemental calcium in the chemoprevention of colorectal cancer: a systematic review and meta-analysis. Clin Ther 2010;32:789-803.
  10. Benamouzig R, Chaussade S. Calcium supplementation for preventing colorectal cancer: where do we stand? Lancet 2004;364:1197-9.
  11. Figueiredo JC, Mott LA, Giovannucci E, et al. Folic acid and prevention of colorectal adenomas: a combined ­analysis of randomized clinical trials. Int J Cancer 2011;129:192-203.

Les 4 points forts

  1. Le sulindac, les coxibs et l’acide icosapentaénoïque diminuent le nombre et la taille des polypes colorectaux chez les patients atteints de polypose adénomateuse familiale. Les coxibs et l’acide icosapentaénoïque diminuent aussi la taille et le nombre des polypes duodénaux.
  2. L’aspirine administrée à la dose de 600 mg par jour diminue le nombre de cancers colorectaux au cours du syndrome de Lynch.
  3. L’aspirine à faible dose protège la population générale contre le risque de néoplasie colique en prévention primaire et secondaire. Son intérêt reste encore à démontrer même s’il apparaît probable chez les patients à risque « standard-élevé ».
  4. L’intérêt d’une supplémentation calcique chez les sujets à risque « standard-élevé » présentant un faible apport alimentaire de calcium est discuté.