Dépistage et diagnostic précoce du carcinome hépatocellulaire sur cirrhose
La prise en charge des malades atteints de cirrhose s’est notablement améliorée depuis une dizaine d’années. Les principales complications de la cirrhose (hémorragie digestive par rupture de varices œsophagiennes et infection spontanée du liquide d’ascite) sont maintenant traitées et/ou prévenues de façon efficace. Le carcinome hépatocellulaire (CHC) tend donc à devenir la principale cause de mort au cours de la cirrhose. Son incidence est actuellement en augmentation dans les pays occidentaux [1]. En France, si l’alcool reste la cause principale de la cirrhose associée au CHC, le nombre de cas dus au virus de l’hépatite C (VHC) devrait continuer à s’accroître au cours des 20 prochaines années.
Au moment du diagnostic, de nombreux malades ont une tumeur volumineuse ou diffuse, ou une extension vasculaire [2], situation dans laquelle aucun traitement palliatif n’a d’efficacité démontrée [3,4] et où la médiane de survie est de l’ordre de quelques mois. Il existe cependant un sous-groupe de malades, représenté surtout par ceux ayant une « petite » tumeur isolée (diamètre ≤ 3 cm, sans extension vasculaire ni métastase) et une cirrhose peu évoluée (classe A de Child-Pugh), dont la probabilité de survie est supérieure à 80% à 1 an et de l’ordre de 50% à 3 ans [2]. Ces malades, dont l’état général est souvent excellent, sont candidats à un traitement à visée curative. Actuellement, au moment du diagnostic, la proportion de ces malades reste inférieure à 10%, tout au moins en Occident. Afin d’augmenter cette proportion, une stratégie de dépistage du CHC chez les malades atteints de cirrhose a été proposée dans de nombreux pays [5, 6].
Quels sont les résultats des études cliniques?
La cirrhose est le principal facteur de risque de survenue du CHC. Les malades atteints de cirrhose ont donc été la cible privilégiée du dépistage, habituellement fondé sur la réalisation périodique d’une échographie hépatique et d’un dosage de l’alpha-fœtoprotéine (AFP) sérique. Plusieurs études prospectives ont confirmé l’incidence élevée du CHC chez ces malades, comprise entre 3 et 6% par an, justifiant a priori la politique de dépistage [5, 6]. Dans les pays asiatiques, l’intérêt clinique du dépistage est largement admis et cette stratégie a conduit à une augmentation de la proportion de petites tumeurs pouvant être traitées par résection [7]. En revanche, l’intérêt du dépistage a été contesté dans les pays occidentaux [5, 6]. En effet, dans les études publiées, la mise en évidence de petites tumeurs isolées était rare et, de ce fait, les possibilités de traitement par résection étaient réduites.
Pourquoi réévaluerle dépistage du CHC?
Les deux raisons principales des échecs passés du dépistage du CHC, en particulier en Occident, sont les suivantes [5] : a) la périodicité de la surveillance échographique était probablement trop espacée (6 ou 12 mois) alors qu’une périodicité de 3 ou 4 mois est maintenant recommandée par beaucoup d’auteurs, en particulier japonais; b) la résection chirurgicale était utilisée comme traitement de référence, ce qui est contestable : en effet, ce traitement a de nombreuses contre-indications (liées notamment à l’état général et à la mauvaise fonction hépatique) et n’est donc applicable que chez une minorité de malades.
Des éléments récents suggèrent de réévaluer l’intérêt clinique du dépistage du CHC chez les malades atteint de cirrhose [5] : a) les performances de l’échographie s’améliorent, à la fois du fait de la qualité des appareils mais aussi de l’expérience croissante des échographistes; il est maintenant possible de détecter des nodules de 10 à 15 mm de diamètre, voire moins; b) la proportion de malades atteints de cirrhose virale C augmente : ces malades sont plus observants, ont un état hépatique moins altéré et ont moins d’affections extra-hépatiques que les malades alcooliques; de ce fait, ils pourraient avoir moins de contre-indications à un traitement à visée curative; c) surtout, en cas de petite tumeur, le traitement curatif ne se limite plus à la résection : si la transplantation n’est que rarement réalisable, les traitements de destruction locale percutanée (alcoolisation ou radio-fréquence) sont presque toujours applicables et donneraient des résultats au moins similaires à ceux de la résection en terme de survie [8].
De ce fait, les résultats des études antérieures, effectuées pour la plupart entre 1985 et 1990, ne sont pas transposables à la situation actuelle et une réévaluation du dépistage est justifiée.
En pratique, comment réaliser le dépistagedu CHC?
Si le dépistage du CHC chez les malades atteints de cirrhose est fondé sur son incidence élevée dans cette population, sa réalisation soulève encore de nombreuses questions. Les propositions qui suivent doivent être validées par des études prospectives, si possible randomisées.
» Quelles méthodesde dépistage utiliser?
L’échographie reste l’examen de base [9]. Elle n’a pas de morbidité propre et l’acceptabilité de la répétition des examens par les malades est excellente. De plus, la sensibilité et la spécificité de l’échographie pour dépister le CHC sont satisfaisantes lorsqu’on l’utilise dans une population de malades atteints de cirrhose. La sensibilité dépend surtout de la taille de la tumeur : la détection d’un CHC de diamètre supérieur à 3 cm est possible dans 80 à 90% des cas, mais la sensibilité est inférieure pour les tumeurs de plus petite taille. La spécificité diminue rapidement avec la taille du nodule : un nodule de 3 cm de diamètre nouvellement apparu dans un foie de cirrhose a une probabilité d’environ 90% de correspondre à un CHC, mais cette probabilité est inférieure à 50% pour un nodule de 1 cm de diamètre (il peut s’agir d’un macronodule de régénération, d’un angiome, ou de foyers dépourvus de stéatose dans un foie diffusément stéatosique). La spécificité est accrue lorsqu’il existe des signes d’extension extra-tumorale, comme un envahissement portal, mais ceci témoigne en général de lésions peu accessibles à un traitement curatif. Enfin, la détection est plus difficile lorsque la tumeur est infiltrante mais ces formes sont rares et souvent inaccessibles au traitement.
Le dosage sérique de l’AFP reste très utilisé en routine pour le dépistage du CHC. Cependant, l’intérêt clinique de ce marqueur paraît limité. La sensibilité est faible : 80% des petits CHC ne s’accompagnent pas d’une augmentation de la concentration sérique de l’AFP. La spécificité est également faible : une augmentation de la concentration sérique de l’AFP, habituellement modérée et souvent fluctuante, peut se rencontrer en cas de maladie active du foie, comme une poussée d’hépatite chronique virale.
Les autres examens d’imagerie, notamment tomodensitométrie (TDM) spiralée ou imagerie par résonance magnétique (IRM), ont été jusqu’à présent peu ou pas utilisés pour le dépistage. Ils pourraient cependant être utiles chez certains malades difficilement explorables par échographie (obésité, interposition colique).
» Quels malades dépisteret avec quelle périodicité?
La population cible est représentée par les malades atteints de cirrhose, facilement identifiés dans les services d’hépato-gastroentérologie du fait de la large pratique de la biopsie hépatique chez les malades alcooliques chroniques ou infectés par les virus de l’hépatite B ou C. Chez ces malades, si l’incidence globale du CHC est voisine de 3 à 6% par an, le risque est en fait variable d’une catégorie de malades à l’autre. Des facteurs de risque ont été identifiés, tels l’âge supérieur à 55 ans, le sexe masculin, la gravité de la cirrhose ou l’augmentation basale de la concentration sérique de l’AFP. Le risque de CHC dépend également de la cause de la cirrhose : ce risque est élevé en cas de cirrhose d’origine alcoolique, virale B ou C, ou due à l’hémochromatose génétique. D’autres facteurs, comme la présence d’une dysplasie à grandes cellules lors de l’examen de la biopsie de foie faite à l’aveugle, s’accompagneraient d’un risque plus élevé de CHC [10]. La combinaison de ces facteurs de risque a permis d’identifier des groupes à très haut risque de CHC [10]. La confirmation de ces facteurs prédictifs par une étude prospective incluant un très grand nombre de malades est encore nécessaire.
La périodicité du dépistage est également un sujet de débat [5, 6]. Compte-tenu d’un seuil de détection échographique d’une tumeur autour de 1 cm de diamètre, du mauvais pronostic en cas de tumeur de plus de 3 cm de diamètre et d’un temps de doublement de ces tumeurs de quelques semaines à quelques mois, la périodicité proposée est comprise entre 3 et 6 mois.
» Comment confirmerle diagnostic?
Si l’on détecte un nombre croissant de petits nodules hépatiques chez les malades atteints de cirrhose grâce aux performances accrues de l’échographie, la confirmation du diagnostic de CHC est souvent difficile dans cette situation.
La biopsie dirigée du nodule peut permettre d’obtenir la preuve histologique du CHC. Cependant, en cas de petit nodule, le risque de faux négatif est élevé. De plus, l’usage de cette méthode est controversé en raison du risque de dissémination tumorale sur le trajet de ponction [11]. Les examens d’imagerie, TDM spiralée et IRM, ont pour but de mettre en évidence des signes caractéristiques du CHC. L’élément diagnostique le plus important est la mise en évidence d’une hypervascularisation artérielle du nodule après injection de produit de contraste vasculaire [9]. La TDM spiralée et l’IRM ont actuellement une valeur pratiquement équivalente pour mettre en évidence ces caractéristiques.
La preuve histologique n’est pas indispensable pour faire le diagnostic de CHC. En son absence, on est en droit de recourir à un diagnostic probabiliste, fondé sur la présence de facteurs de risque de survenue du CHC, les caractères radiologiques du nodule, son évolution à court terme (évaluée par la répétition les examens d’imagerie), et éventuellement l’augmentation de la concentration de l’AFP dans le sérum [12].
» Comment traiter le « petit » CHC?
Faire un diagnostic précoce de CHC ne se conçoit que si l’on dispose d’un traitement curatif. Le traitement du CHC est envisagé dans un autre exposé et seuls quelques principes généraux sont rappelés ici [3, 4] : a) la transplantation hépatique est la seule méthode qui peut guérir à la fois la cirrhose et le CHC et il est maintenant admis que les résultats obtenus en cas de petite tumeur sont excellents; néanmoins, son utilisation est actuellement très limitée en raison du faible nombre de candidats potentiels et de la pénurie de greffons. b) La résection chirurgicale a été longtemps considérée comme le seul traitement curatif du CHC, mais cette notion doit être remise en cause car la mortalité opératoire reste élevée, et surtout de nouvelles tumeurs surviennent avec une incidence annuelle de 10 à 20% [13]. c) Les méthodes de destruction locale percutanée connaissent actuellement un grand développement : les candidats potentiels sont en partie les mêmes que les candidats à la résection, mais le pré-requis en matière de fonction hépatique est beaucoup moins limitant et le sacrifice de parenchyme hépatique non tumoral beaucoup plus limité. De plus, des études non randomisées ont suggéré que la survie observée était équivalente avec les 2 méthodes, ce qui donne un avantage à la destruction percutanée du fait de sa faible morbidité et de son faible coût [8]. d) Après destruction percutanée comme après résection, la survenue de nouvelles tumeurs est quasi constante [14] mais celles-ci peuvent être traitées de façon plus facile par destruction percutanée que par résection; la chimio-prévention pourrait permettre de réduire l’incidence de ces récidives [15, 16].
Conclusion
Le CHC, tumeur rapidement mortelle au stade symptomatique, survient avec une incidence élevée dans une population ciblée, celle des malades atteints de cirrhose. Le dépistage périodique fait appel à une méthode simple, l’échographie et permet de faire le diagnostic de plus en plus souvent à un stade précoce où la tumeur est potentiellement curable. Si dans le passé, le dépistage du CHC a donné des résultats décevants en Europe, les progrès de l’échographie, la meilleure connaissance des facteurs de risque de CHC, et surtout l’avènement de thérapeutiques locales percutanées faiblement vulnérantes et potentiellement curatives, justifient de le réévaluer.
REFERENCES
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