Chimiothérapie orale dans les cancers digestifs

La chimiothérapie des cancers digestifs a été bouleversée ces dernières années par l’apparition de nouvelles molécules qui ont permis d’améliorer sensiblement les résultats. Parallèlement, un gros travail a été fait sur l’amélioration de la qualité de vie des patients traités à titre palliatif par chimiothérapie et dont la durée de survie reste limitée. Au premier rang de ces innovations thérapeutiques se situe l’apparition des formes orales de chimiothérapie dérivées des fluoropyrimidines. Leur place exacte dans la stratégie thérapeutique n’est pas connue mais devrait augmenter.

Place de la chimiothérapie orale dans la chimiothérapie des cancers colorectaux métastasés

» Chimiothérapie des métastases : quels sont les résultats des études cliniques ?

Quatre études cliniques randomisées de grande taille ont été réalisées à ce jour, comparant une monochimiothérapie orale à une chimiothérapie de type 5FU acide folinique dans le traitement des métastases de cancers colorectaux. Le référentiel utilisé dans ces quatre études était malheureusement l’association 5FU + acide folinique en bolus de type Mayo Clinic pour des raisons de  » mondialisation  » des essais thérapeutiques.

La capécitabine (Xeloda®, laboratoires Roche) est une prodrogue du 5FU qui traverse le tube digestif et qui est transformée en 5FU au niveau cellulaire par une enzyme appelée thymidine phosporylase, avec une activation préférentielle au niveau des cellules tumorales. La dose recommandée est de 2 500 mg/m2/jour deux semaines sur trois soit en pratique pour un homme de 70 kilos mesurant 1,75 m : 6 gélules matin et soir ; l’adjonction d’acide folinique n’est pas nécessaire. Deux essais randomisés évaluant cette molécule sont déjà publiés. Dans l’étude américaine incluant 605 patients, les résultats étaient plutôt en faveur de l’utilisation de la capécitabine qui donnait 25 % de réponse, versus 15,5 % (p = 0,005). La survie sans progression et la survie médiane étaient identiques dans les deux bras, de l’ordre de 13 mois [1]. L’étude européenne a inclus 602 patients, le taux de réponse a été de 19 % pour la capécitabine versus 15 % pour le 5FU acide folinique. Il n’y avait pas de différence de survie sans progression ou de survie globale. Là encore, la médiane de survie était de l’ordre de 13 mois. La différence était observée essentiellement en terme de toxicité, la capécitabine se compliquait moins de mucite, d’alopécie et entraînait par contre plus de syndrome main-pied [2].

L’autre fluoropyrimidine orale disponible, l’UFT , a un mécanisme un peu différent puisqu’il s’agit d’une combinaison de ftorafur (ou tégafur), précurseur du 5FU et d’uracile qui est un inhibiteur compétitif de la dihydropyrimidine-déshydrogénase, l’enzyme de catabolisme du 5FU. Ce blocage du catabolisme permet l’activité du précurseur du 5FU. L’UFT se donne à la dose de 300 mg/m2 par jour de ftorafur et 672 mg/m2 par jour d’uracile (associés sous la forme de comprimés d’UFT), en association avec 90 mg par jour d’acide folinique oral, administré en 3 prises, de préférence toutes les 8 heures, 5 semaines sur 6. Soit en pratique pour un homme de 70 kilos mesurant 1,75 m, 6 gélules d’UFT à prendre associées à l’acide folinique. Là encore, il existe deux études randomisées, une américaine qui a comparé chez 816 patients, la molécule orale à un schéma 5FU acide folinique Mayo Clinic. Le pourcentage de réponses objectives a été de 12 % pour l’UFT, 15 % pour le 5FU + acide folinique. La toxicité hématologique sévère a été nettement plus importante avec le schéma 5FU acide folinique, 56 % versus 1 % et la survie globale n’a pas été différente de l’ordre de 12 mois et demi, 13 mois [3]. Un essai européen a inclus 380 patients avec une randomisation selon le même schéma. Le pourcentage de réponses a été de 11 % avec l’UFT versus 9 % avec l’association 5FU acide folinique, non différent. Le temps jusqu’à la progression et la médiane de survie de l’ordre de 12 mois n’ont pas été différents selon les deux bras de traitement, là encore, la différence était plutôt en faveur de la chimiothérapie orale en termes de toxicité [4].

» Quelle chimiothérapie orale choisir ?

Clairement, les mécanismes d’action des deux molécules disponibles, tout en étant basés sur une chimiothérapie prolongée par 5FU, sont différents. Les modalités de prescription sont également différentes ainsi que les profils de toxicité.
La principale toxicité de la capécitabine est le syndrome main-pied, la principale toxicité de l’UFT est la diarrhée, une diarrhée sévère étant observée chez 18 % des patients dans l’essai européen.

Dans ces conditions, il est nécessaire de se fier à ses habitudes de prescription et d’utiliser soit l’une soit l’autre des molécules en fonction de son expérience pratique. Il n’existe pas à ce jour de comparaison directe entre les deux molécules.

» Faut-il utiliser une monochimiothérapie orale en première ligne ?

Cette question ne peut être résolue par l’analyse des essais randomisés publiés à ce jour puisque la comparaison LV5FU2 versus chimiothérapie orale n’a pas été faite.

Par ailleurs, de plus en plus de patients étant traités par chimiothérapie combinée, la place des monochimiothérapies devient plus restreinte.
On peut donc proposer que les monochimiothérapies orales soient réservées à des profils de patients particuliers, comme les malades avec maladie disséminée, à l’évidence non résécable qui ne pourront, dans tous les cas, bénéficier que d’une chimiothérapie à but uniquement palliatif. L’utilisation séquentielle de traitements de plus en plus agressif apparaît justifiée dans ce contexte. L’autre profil de patients pouvant recevoir une monochimiothérapie orale d’emblée correspond à des malades fatigués ou âgés, refusant une chimiothérapie intraveineuse lourde.

Par ailleurs, les monochimiothérapies orales peuvent avoir une place non négligeable en 2e ou 3e ligne, soit après bonne efficacité d’une chimiothérapie combinée qui a fatigué le patient et à titre d’entretien, soit en 3e ou 4e ligne, lorsque les traitements précédents ont échoué pour faire l’équivalent de ce que réalisait auparavant le 5FU en perfusion continue.

Place de la chimiothérapie orale dans la chimiothérapie des cancers colorectaux en adjuvant

Le rôle des fluoropyrimidines orales a surtout été évalué dans des essais japonais. Une méta-analyse récente de trois essais randomisés [5] a évalué l’efficacité de la chimiothérapie orale postopératoire par dérivé oral du 5FU versus contrôle. La chimiothérapie orale était du 5FU dans un essai, du ftorafur dans un essai, du carmofur dans le 3e ; de la mitomycine C intraveineuse était associée dans deux de ces trois essais. Au total, 5 000 patients ont été inclus et il a été montré un intérêt en terme de survie sans récidive (risque relatif = 0,83 ; p = 0,001). Cependant, cette littérature doit être considérée avec réserve en raison de problèmes de randomisation et d’importants déséquilibres entre les différents bras thérapeutiques. Un essai de confirmation du NSABP (grand groupe coopératif américain), utilisant UFT/acide folinique versus 5FU acide folinique, permettra de mieux préciser la place de ces traitements dans les cancers du côlon stade II et III. Des résultats préliminaires concernant les 1 530 patients évaluables montrent des profils de toxicité comparables dans les deux bras [6]. L’essai adjuvant du même type mais évaluant la capécitabine est déjà fermé aux inclusions. Les résultats de ces grands essais affirmant vraisemblablement l’équi-efficacité des molécules orales et du schéma de référence devraient être disponibles d’ici 3 à 4 ans.

Perspectives des chimiothérapies orales dans le cancer colorectal

Outre la place en monochimiothérapie en adjuvant, les perspectives des chimiothérapies orales sont les combinaisons avec les nouvelles molécules que sont l’oxaliplatine et l’irinotécan. Il est tout à fait possible d’associer capécitabine et oxaliplatine en donnant 130 mg/m2 d’oxaliplatine toutes les 3 semaines et les doses habituelles de capécitabine de J1 à J15. Un essai de phase II a montré des résultats intéressants en terme de réponse avec 45 % de réponses objectives environ [7]. Il est également possible d’associer capécitabine et irinotécan, UFT et oxaliplatine, UFT et irinotécan. Un espoir important réside également dans l’utilisation de ces chimiothérapies orales, proches des perfusions continues de 5FU avec la radiothérapie. Des essais associant UFT radiothérapie, capécitabine radiothérapie ont été présenté durant le dernier congrès des cancérologues américains avec des résultats superposables à l’association 5FU perfusion continue radiothérapie. En ce qui concerne l’association UFT, acide folinique et radiothérapie à la dose de 45 Gy, une équipe espagnole a trouvé chez 70 patients opérés 9 % de réponses complètes pathologiques, et 57 % de tumeurs en downstaging [8]. Les essais associant capécitabine oxaliplatine et radiothérapie sont déjà en cours.

Place des analogues oraux du 5FU dans les autres tumeurs

Parmi les tumeurs digestives autres que le cancer du côlon, c’est dans le traitement des tumeurs de l’estomac que les analogues oraux du 5FU vont probablement trouver le plus rapidement une place importante. Le but de ces analogues oraux en ce qui concerne les phases métastatiques sera de remplacer le 5FU en perfusion continue utilisé dans le protocole britannique de référence, l’ECF. Ce protocole qui associe 5FU perfusion continue sans arrêt pendant 21 semaines et épiadriamycine + cisplatine toutes les 3 semaines s’est révélé supérieur au FAMTX, ancien protocole de référence dans cette pathologie. La diffusion européenne de ce protocole a été ralentie par la contrainte que représente la perfusion continue prolongée de 5FU.

L’association ECU (épirubicine, cisplatine et UFT oral 200 à 600 mg/m2/jour + acide folinique) a été évaluée, la dose recommandée d’UFT était de 265 mg/m2 par jour donnant naissance au protocole ECU avec un pourcentage de réponse proche de l’ECF [9]. Le même type d’approche a été réalisé avec la capécitabine donnant naissance au protocole ECC.

Par ailleurs, en situation adjuvante, les Espagnols ont montré dans deux essais randomisés que les analogues oraux du 5FU pouvaient avoir un intérêt. La première de ces publications date de 1998. L’équipe de GRAU et al. [10] a randomisé 85 patients qui recevaient une chimiothérapie par mitomycine seule ou UFT + mitomycine C. La survie à 5 ans a été supérieure dans le bras combiné avec 67 % versus 44 %. Une autre équipe espagnole [11] a randomisé 148 patients ayant un cancer gastrique de stade III qui recevaient soit la mitomycine C associé à l’UFT pendant trois mois, soit une chirurgie seule. La survie à 5 ans a été de 56 % dans le groupe traité, versus 51 % dans le groupe contrôle. L’avantage de ces traitements est leur innocuité. Il est encore trop tôt pour les considérer comme des traitements standards.

Conclusion

Les analogues oraux du 5FU devraient trouver une large place dans le traitement des cancers digestifs d’une manière générale et petit à petit vraisemblablement, supplanter une partie importante des indications du 5FU.
A l’heure actuelle, il n’existe pas, en particulier dans le cancer colorectal métastatique, d’essais randomisés permettant de dire que ces analogues oraux sont identiques en terme d’efficacité et d’innocuité au LV5FU2. Néanmoins, des indications de sous-groupes se dessinent : patients ayant de multiples sites envahis et peu d’espoir chirurgical en particulier. Il reste encore beaucoup à faire dans le domaine des combinaisons avec l’oxaliplatine et l’irinotécan et en situation adjuvante.

Parmi les autres cancers digestifs, il est probable que ces analogues oraux vont rapidement supplanter les perfusions continues de 5FU utilisées dans le traitement du cancer gastrique métastasé.

 

RÉFÉRENCES

  • 1. HOFF PM, ANSARI R, BATIST G, COX J, KOCHA W, KUPERMINC M et al. – Comparison of oral capecitabine versus intravenous fluorouracil plus leucovorin as first-line treatment in 605 patients with metastatic colorectal cancer: results of a randomized phase III study. J Clin Oncol 2001 ; 19 : 2282-2292.
  • 2. VAN CUTSEM E, TWELVES C, CASSIDY J, ALLMAN D, BAJETTA E, BOYER M et al. – Oral Capecitabine Compared With Intravenous Fluorouracil Plus Leucovorin in Patients With Metastatic Colorectal Cancer: Results of a Large Phase III Study. J Clin Oncol 2001 ; 19 : 4097-4106.
  • 3. PAZDUR R, DOUILLARD JY, SKILLINGS JR, EISENBERG PD, DAVIDSON N, HARPER P et al. – Multicenter phase III study of 5-fluorouracil (5-FU) or UFT in combination with leucovorin (LV) in patients with metastatic colorectal cancer. Proc Am Soc Clin Oncol 1999 ; 18 : 263a.
  • 4. CARMICHAEL J, POPIELA T, RADSTONE S, FALK S, FEY M, OZA A et al. – Randomized comparative study of ORZEL (oral uracil/tegafur (UFT) plus leucovorin (LV)) versus parenteral 5-fluorouracil (5-FU) plus LV in patients with metastatic colorectal cancer. Proc Am Soc Clin Oncol 1999 ; 18 : 264a.
  • 5. SAKAMOTO J, HAMADA C, KODAIRA S, NAKAZATO H, OHASHI Y. – Adjuvant therapy with oral fluoropyrimidines as main chemotherapeutic agents after curative resection for colorectal cancer: individual patient data meta-analysis of randomized trials. Jpn J Clin Oncol 1999 ; 29 : 78-86.
  • 6. SMITH RE, LEMBERSKY BC, WIEAND HS, COLANGELO L, MAMOUNAS EP. – UFT/leucovorin vs 5-FU/leucovorin in colon cancer. Oncology (Huntingt) 2000 ; 14 (10 Suppl 9) : 24-27.
  • 7. BORNER MM, MUELLER S, ROTH A, HONEGGER H, MORANT R, WERNLI M et al. – Phase II study of capecitabine (CAP) + oxaliplatin (OXA) in first line and second line treatment of advanced or metastatic colorectal cancer (ACC). Proc Am Soc Clin Onc 2001 ; 20 : 137a.
  • 8. FERNANDEZ-MARTOS C, APARICIO J, BOSON C, TORREGROSA D, CAMPOS J, VICENT J et al. – Pre-operative radiotherapy (PT) with oral uracil and tegafur (UFT) and concomitant irradiation (RT) in operable rectal cancer (RC). Preliminary results of a multicenter phase II study. Proc Am Soc Clin Onc 2001 ; 20 : 148a.
  • 9. SEYMOUR MT, DENT JT, PAPAMICHAEL D, CRESSWELL HE, WILSON G. – Epirubicin (E), cisplatin (C) and oral UFT (U): an active and convenient regimen in upper gastrointestinal cancer. Proc Am Soc Clin Onc 1998 ; 17 : 259a.
  • 10. GRAU JJ, ESTAPE J, FUSTER J, FILELLA X, VISA J, TERES J. – Randomized trial of adjuvant chemotherapy with itomycin plus ftorafur versus mitomycin alone in resected locally advanced gastric cancer. J Clin Oncol 1998 ; 16 : 1036-1039.
  • 11. CIRERA L, BALIL A, BATISTE-ALENTORN E, TUSQUETS I, CARDONA T, ARCUSA A et al. – Randomized clinical trial of adjuvant mitomycin plus tegafur in patients with resected stage III gastric cancer. J Clin Oncol 1999 ; 17 : 3810-3815.