Prise en charge de la douleur en cancérologie digestive

Préambule

Ce document n'a pas pour but de pré­senter les traitements antalgiques dans une forme exhaustive mais de rappeler les éléments pratiques utiles pour la prise en charge par l'hépato-gastro-entérologue de la douleur d'un malade atteint de cancer digestif. Seul le trai­tement médicamenteux sera abordé, à l'exclusion des techniques de splanch­nicectomie chimique ou chirurgicale. On peut trouver facilement sur le site de l'ANAES (www.anaes.fr) des re­commandations concernant la prise en charge de la douleur dans le document consacré aux soins palliatifs (daté de décembre 2002). Le lecteur peut éga­lement se référer à une mise au point sur les dérivés morphiniques parue récemment [1].

 

Existe-t-il des outils spécifiques pour la mesure de la douleur en cancérologie digestive ?

» Les outils disponibles

Pour traiter correctement une douleur d’origine digestive, il faut d’abord la caractériser (type, intensité, facteurs déclenchants) et essayer d’en déter­miner le ou les mécanismes (nociceptif ou neurogène). La bonne connaissance de l’état psychologique du malade et de son contexte familial et social est également un pré-requis au traitement.

Les outils d’évaluation de la douleur comportent les échelles de la douleur, les diagrammes corporels et les ques­tionnaires spécifiques.

ECHELLES UNIDIMENSIONNELLES

L’outil le plus simple et le plus commu­nément utilisé est l’échelle analogique visuelle ou EVA. Elle consiste en une ligne horizontale de 100 mm compor­tant à une extrémité la mention « pas de douleur » et à l’autre « douleur maxi­male imaginable ». Le malade indique à l’aide d’un trait ou d’un curseur le ni­veau de sa douleur. L’échelle numé­rique (EN) permet de donner directe­ment un chiffre compris entre 0 à 10 pour quantifier la douleur.

La mesure régulière de l’intensité de la douleur permet d’orienter rapide­ment le traitement et d’en évaluer son efficacité avec rigueur. En pratique, une douleur n’est pas bien contrôlée si le malade signale des épisodes avec EVA supérieure à 3 dans la journée. Certaines équipes fixent un seuil de douleur à 7 pour décider de l’admi-nistration parentérale d’un dérivé mor­phinique. Dans certains protocoles de traitement, l’EVA est un paramètre de l’évaluation du bénéfice clinique avec la diminution des besoins en antal­giques et la prise de poids [2].

Ces échelles « globales » sont simples et permettent des mesures répétées. Le cas échéant, on peut utiliser un gra­phique quotidien se rapprochant d’une courbe de température et sur lequel on peut noter les traitements antalgiques. Pour l’EVA, la compréhension n’est pas toujours immédiate ; la première éva­luation est parfois difficile quand le malade ressent le caractère un peu ar­bitraire du chiffre EVA qu’il donne en plaçant le curseur ou en mettant une croix. Mais par la suite, à partir de la valeur de référence, il peut indiquer les variations au cours du temps. Le ma­lade doit ensuite s’en approprier l’uti-lisation sans chercher à « satisfaire » le soignant qui attend la réponse. L’uti-lisation de l’EVA doit être soigneuse­ment expliquée par le médecin et/ou l’infirmière qui ont le malade en charge. Les troubles de la compréhension, de la vigilance ou de la vue peuvent en per­turber l’utilisation. Les malades plus extravertis, souvent plus demandeurs d’antalgiques, l’utilisent plus volon­tiers. Le comportement des soignants, selon qu’ils aient une attitude plus ou moins compréhensive et sécurisante, peut intervenir sur l’auto-évaluation de la douleur par les malades.

ÉCHELLES MULTIDIMENSIONNELLES

La principale critique formulée vis-à-vis des échelles visuelles sus-citées, c’est qu’elles représentent la douleur comme un phénomène simple et non multi-dimensionnel. Les questionnaires de qualificatifs comportent des termes permettant de décrire le type de dou­leur (« brûlure » ou « décharge élec­trique »). Les questionnaires de Mc Gill (MPQ) et le QDSA (questionnaire douleur Saint-Antoine) comportent une soixantaine de qualificatifs ré­partis en sous-classes. Ils sont plus complexes que les échelles globales et ne se prêtent pas à des mesures répé­tées. Ils dépendent du niveau de lan­gage et du niveau socio-culturel des malades. Pour ces raisons, ils sont peu utilisés en pratique courante. Ils sont plutôt adaptés à des évaluations es­pacées et utiles en cas de douleurs chroniques. Ils constituent souvent des outils de recherche utilisés dans le cadre de protocoles.

» L’évaluation initiale

Elle est fondamentale pour la mise en route du traitement antalgique. Le pre­mier contact peut être difficile en raison de l’agressivité du malade liée au sentiment d’indifférence et à la frus­tration de n’avoir pas été (encore) bien entendu et compris. Le premier entre­tien concernant la douleur doit être réalisé au cours d’un moment privi­légié où le médecin a suffisamment de temps à consacrer à l’interrogatoire dans un lieu calme. On doit déterminer le mécanisme physiopathologique en cause dans la douleur : origine soma­tique par excès de stimulations noci­ceptives, ou neurogène par désaffé­rentation. Cette dernière est sans doute moins bien connue des hépato-gastro-entérologues. Elle peut être continue ou intermittente. Elle est souvent décrite avec les termes de « décharge élec­trique », « fourmillement ou picote­ments ». L’examen de la zone doulou­reuse peut mettre en évidence une hypoesthésie ou une hyperpathie. La douleur neurogène au cours d’un cancer digestif peut résulter de l’en-vahissement d’un plexus nerveux ou d’une séquelle d’irradiation. Elle est importante à distinguer de la douleur nociceptive car les antalgiques usuels et les anti-inflammatoires ne sont gé­néralement pas efficaces, alors que les neurotropes (anti-dépresseurs, anti­épileptiques) le sont.

La composante affective et émotion­nelle de la douleur doit être correcte­ment évaluée. La dépression est fré­quente chez les malades atteints de cancer digestif évolué. Elle majore la perception des douleurs. L’aide d’un psychiatre et d’une psychologue est alors souvent très utile. Des traitements anxiolytiques et anti-dépresseurs cor­rectement prescrits sont généralement efficaces.

A l’issue du premier entretien, on pro­pose au malade un outil d’évaluation de sa douleur. Celui-ci ne sera crédible que si les mesures sont très régulière­ment relevées par écrit et analysées avec les infirmières. Le nombre de me­sures dans une journée doit être d’au-tant plus élevé qu’on se situe en début de traitement, que la douleur n’est pas encore bien contrôlée ou qu’on teste un changement d’antalgique.

Quelles sont les recommandations pour adapter le traitement ?

» Conseils pour l’utilisation des dérivés morphiniques

Il faut toujours privilégier la voie orale chez un malade qui ne vomit pas. Lorsque la douleur est d’intensité moyenne (par exemple EVA comprise entre 3 et 7), on débute à la dose de 1 mg/kg en utilisant un sulfate de mor­phine à action rapide (Actiskénan ® , Sévrédol ® ) ou par voie intramusculaire (dans ce cas, diviser la dose par deux) toutes les 4 heures. On peut aussi uti­liser une forme à libération prolongée à plus longue durée d’action (12 h) (Moscontin ® , Skénan ® ). Le traitement doit être pris à heures fixes. Lors de la première prise d’une morphine à longue durée d’action, le délai d’ac-tion (3-4 heures pour les formes orales LP et 12 h pour le patch de fentanyl (Durogésic ® )), on doit administrer de façon simultanée une forme orale à action rapide ou intramusculaire pour « couvrir » ce temps de latence.

Il faut connaître les équivalences entre les différentes formes de morphine dis­ponibles : deux comprimés de codéine 30 mg ou de dextroproxyphène équi­valent à 10 mg de morphine orale. Il existe un rapport de 1 : 2 entre formes orales et parentérales de morphine (intramusculaire, intraveineuse (IV)).

En cas de douleur aiguë très intense, on doit procéder à une titration avec de la morphine par voie intraveineuse (exemple : 5 mg IV toutes les heures tant que l’EVA est supérieure à 3 ; en cas d’inefficacité, augmenter la dose de 5 mg toutes les 4 heures jusqu’à soulagement). L’utilisation du fentanyl transdermique est envisageable dès que l’état d’équilibre est trouvé avec une forme orale ou parentérale. Le type de patch est adapté en fonction de la dose de morphine quotidienne. Par exemple, une dose de morphine LP de 30 mg × 2 par jour (60 mg en tout) correspond à un patch dont le débit est de 25 µg/h. Celui-ci est changé toutes les 72 h. Il doit être placé sur une région glabre de la peau, non rasée et non irradiée. Les sources de chaleur doivent être évitées (exemple : expo­sition du patch au soleil) pour éviter un surdosage par augmentation de la diffusion transdermique.

Le recours à l’analgésie contrôlée par le malade (PCA) est très utilisé en post­opératoire. Cette méthode peut être proposée en ambulatoire dans certains cas. Elle peut être freinée par des pro­blèmes de coût. Le malade règle la dose qui lui est nécessaire à l’aide d’une pompe qui administre la morphine par voie sous-cutanée ou IV.

INTERDOSES

Il est très important de prévoir d’em-blée des interdoses au cas où des dou­leurs surviendraient dans l’intervalle entre deux prise d’une morphine LP ou de fentanyl transdermique. Une inter-dose doit être suffisante : elle corres­pond à 1/6 de la dose totale journa­lière. Elle peut être renouvelée toutes les 4 heures. A titre d’exemple, chez un malade recevant 180 mg en équi­valent morphine chaque jour, les in­terdoses doivent être de 30 mg par prise (30 mg de morphine voie orale à action rapide ou 15 mg par voie sous-cutanée).

GESTION DES EFFETS INDÉSIRABLES LIÉS AUX MORPHINIQUES

Le malade doit être prévenu des effets secondaires attendus : 1) la constipa­tion (> 80 %) doit être systématique­ment prévenue par l’administration d’un laxatif ; 2) la somnolence (75 %) est fréquente en début de traitement et disparaît souvent au bout de quel­ques jours. Il faut insister sur le fait qu’il peut s’agir d’une « dette de som­meil » que le malade récupère quand il est soulagé de ses douleurs. Toutefois, la dose initiale de morphine doit être diminuée chez un malade âgé ou en insuffisance rénale pour éviter la sur­venue de troubles marqués des fonc­tions supérieures ; 3) les nausées et vo­missements (10 %-40 %) sont liés à une stimulation des récepteurs ché­mobulbaires, une stimulation vestibu­laire et/ou un ralentissement de la vidange gastrique. Ils disparaissent en 5 à 10 jours et peuvent être traités par des prokinétiques ; 4) le prurit (30 %) est rarement invalidant et peut être traité par hydroxyzine (Atarax ® ); 5) la rétention aiguë d’urines est rare. On doit s’en méfier chez tout malade ayant un antécédent d’obstacle urétro-pros-tatique ; 6) la survenue d’une dépen ­dance est exceptionnelle (1/10 000) chez les malades traités pour cancer. Néanmoins, lorsqu’une évolution tu­morale favorable autorise la diminu­tion voire l’arrêt des morphiniques, celle-ci doit être progressive sur 2­3 jours en ajoutant un traitement anxiolytique au besoin. Le surdosage vrai (troubles de la vigilance, sueurs, myosis, bâillements, rhinorrhée, dé­pression respiratoire), rarement ob­servé et principalement avec la forme IV, se traite par injection IV de na­loxone (Narcan ® ) à la dose de 0,4 mg diluée dans 10 ml de sérum physiolo ­gique, à répéter toutes les 2 à 5 mn.

AUGMENTATION DE LA POSOLOGIE DU TRAITEMENT DE FOND

En cas d’amélioration insuffisante les premiers jours (EVA restant supérieure à 3), il faut augmenter d’emblée la dose de fond de 50 %. En pratique, c’est le cas chez un malade qui utilise deux interdoses ou plus dans la journée. Lorsque les douleurs réapparaissent 2 à 4 h avant la prise de la morphine LP ou le changement de patch de fentanyl, il faut augmenter la dose de fond de 30 %. Lorsqu’une douleur intense sur­vient, on doit à nouveau procéder à une titration par voie intraveineuse (qs).

» Les nouveaux morphiniques, la rotation des opioïdes

Outre le sulfate de morphine et le fen­tanyl, d’autres opiacés sont disponibles sur le marché. Il s’agit du chlorhydrate d’hydromorphone (Sophidone ® , gélules à 4, 8, 16 et 24 mg) et de l’oxycodone (Oxycontin ® , comprimés pelliculés à 10, 20, 40 et 80 mg) dont la durée d’action est de 12 h. Le ratio équi-anal-gésique de l’hydromorphone et de 7,5 : 1 (4 mg d’hydromorphone = 30 mg de morphine orale), et celui de l’oxyco-done est de 2 : 1 (20 mg d’oxycodone = 40 mg de morphine orale).

Les différentes formes de morphine disponibles permettent de faire une « rotation des opioïdes ». Celle-ci est très utile lorsque le résultat obtenu avec un traitement n’est pas satisfai­sant du fait 1) d’une variabilité de la réponse à une molécule donnée d’un malade à l’autre ou 2) chez un même malade, d’une diminution progressive de son efficacité au cours du temps.

» Les co-antalgiques

Le recours aux autres antalgiques et co-antalgiques est souvent très utile et doit être largement proposé. Chez certains malades, le paracétamol ou les anti-inflammatoires non stéroïdiens ont une efficacité surprenante. En cas de cancer du pancréas localement évolué par exemple, l’utilisation d’un anti-inflammatoire à dose suffisante (par exemple, kétoprofène à la dose de 100 mg matin et soir) complète utile­ment l’action d’un dérivé morphinique. Ce traitement est souvent très efficace en cas de douleur « canalaire », telle qu’un obstacle urinaire. Les corticoïdes par voie parentérale à forte dose (2 mg/kg ou plus) sont très utiles en cas de douleurs liées à une occlusion par carcinose péritonéale. Les bisphopho­nates et la radiothérapie le sont chez les malades ayant des métastases os­seuses symptomatiques. Enfin, les anti­dépresseurs tricycliques ou non tricy­cliques peuvent exercer un effet antalgique propre très appréciable même en l’absence de syndrome dé­pressif patent.

» Que faire en cas d’échec ?

En cas d’échec d’un traitement antal­gique, on doit vérifier l’adaptation des doses, l’observance du malade et l’ab-sence de vomissements en cas de prescription par voie orale. Certaines douleurs (par distension intestinale, urinaire ou biliaire, ou liées à l’aug-mentation de volume de l’abdomen liée à une ascite, par exemple) sont moins sensibles aux dérivés morphi­niques et nécessitent un traitement spécifique (drainage, ponction éva­cuatrice, corticoïdes, anti-inflamma-toires non stéroïdiens…). Des douleurs coliques dues à une constipation liée aux morphiniques peuvent s’ajouter à la douleur cancéreuse et en rendent l’évaluation difficile. Enfin, l’état psy­chologique du malade, l’anxiété ou la dépression liées à la progression de sa tumeur, la mauvaise tolérance d’une chimiothérapie ou les problèmes pro­fessionnels et familiaux engendrés par la maladie doivent être soigneusement pris en compte en s’aidant d’un psy­chologue ou d’un psychiatre. Dans ces situations, le recours à une équipe mobile de soins palliatifs est d’une très grande aide pour l’hépato-gastroenté-rologue.

Conclusions

L’hépato-gastroentérologue est souvent confronté à la douleur d’un malade atteint de cancer digestif. Il n’a pas toujours la possibilité d’être aidé comme il le souhaite par une équipe mobile de soins palliatifs. La connaissance des principales règles de prescription des antalgiques et de leur utilisation optimale, peut lui permettre de gérer la grande majorité des douleurs. La prise en charge des douleurs nécessite du temps, tant en qui concerne l’évaluation initiale que le suivi au cours duquel le traitement doit être constamment adapté. Pour cela, la formation du personnel non médical, et en particulier des infirmières, est essentiel pour répartir la charge de travail et améliorer l’efficacité de la réponse à la demande des malades. De même, des recommandations doivent être proposées aux médecins traitants pour favoriser tant que faire se peut la continuité du traitement et éviter le recours aux appels ou consulta­tions en urgence. Finalement, l’obtention d’un contrôle des douleurs d’un malade atteint de cancer digestif est une obligation morale mais aussi un élément très gratifiant de l’exercice médical et dont l’impact dans la relation médecin-malade est très important.

 

RÉFÉRENCES

  • 1. Ballantyne JC, Mao J. Opioid therapy for chronic pain. N Engl J Med 2003 ; 349 : 1943-53.
  • 2. Rothenberg ML, Moore MJ, Cripps MC, Andersen JS, Portenoy RK, Burris HA 3 rd, et al. A phase II trial of gemcitabine in patients with 5-FU-refractory pan­creas cancer. Ann Oncol 1996 ; 7 : 347­53.