Reflux gastro-oesophagien non acide
Le concept du reflux non-acide
La pathogénie du reflux gastro-so-phagien est multifactorielle. A côté des anomalies motrices atteignant le sphincter inférieur de l'sophage et le corps de l'sophage, il est maintenant établi que les caractéristiques du « matériel » qui reflue de l'estomac vers l'sophage sont également à prendre en considération. Ainsi, le rôle de l'acide et de la pepsine, en tant qu'élé-ments d'agression de la muqueuse sophagienne responsables de symptômes et/ou de lésions d'sophagite et de complications, n'est plus à démontrer [1]. Le rôle pathogène de l'acide (et indirectement de la pepsine) a reçu une confirmation éclatante avec la révolution thérapeutique des inhibiteurs de pompe à protons (IPP) dont l'efficacité, tant à court comme à long termes, dépasse largement celle des antagonistes H2 et des prokinétiques [2, 3]. Cependant, malgré cette remarquable efficacité, 15 à 30 % des malades résistent plus ou moins complètement aux IPP, y compris dans les formes sans sophagite [4]. Ces constatations suggèrent fortement que d'autres composants que l'acide interviennent, notamment la bile et les secrétions pancréatiques, qui peuvent refluer du duodénum vers l'estomac et aussi secondairement vers l'sophage [5]. Plusieurs arguments cliniques ou expérimentaux viennent étayer ce concept du reflux non-acide pathogène. Ainsi, des cas d'sophagite ont été rapportés chez des malades atteints d'anémie de Biermer (et donc achlorhydriques) ou après gastrectomie totale [6, 7].
Expérimentalement, les rôles respectifs de l'acide, de la pepsine, des sels biliaires (conjugués ou non) et de la trypsine ont été disséqués in vivo et in vitro ; l'importance du pH dans les interactions acide-bile ou acide-en-zymes protéolytiques est maintenant bien connue, au moins dans les conditions expérimentales [5, 8]. Ainsi, à pH acide, les acides biliaires conjugués sont plus agressifs qu'à pH neutre, alors que c'est l'inverse qui est observé pour la trypsine. Toutefois, des travaux menés chez l'homme au début des années 90, même s'ils ont confirmé la présence possible de sels biliaires ou d'enzymes protéolytiques dans l'so-phage, ont fortement remis en cause le caractère pathogène des concentrations détectées et la signification physiopathologique de reflux biliopancréatique [9]. En fait, ce n'est que plus récemment que des méthodes permettant la détection en continu sur 24 heures de pigments biliaires dans l'-sophage, grâce à une fibre optique et à un système de spectrophotométrie (Bilitec®) ont permis d'aborder de façon beaucoup plus pertinente le reflux biliaire duodéno-gastro-sophagien [1012]. Cependant, le concept de reflux non-acide ne saurait se limiter à ce reflux de bile (ou de bile et de secrétions pancréatiques) ; en effet, de nouvelles technologies ont montré par la mesure de l'impédance sophagienne que le reflux pouvait être également gazeux avec, bien sûr, toutes les combinaisons possibles entre matériel acide, non-acide, et gaz [13-15]. Enfin, le seuil de pH 4, utilisé depuis près de 3 décennies, pour définir le reflux acide en pH-métrie est actuellement remis en question par certains groupes de travail qui distinguent aussi à côté des épisodes de reflux acides classiques (< pH 4), des épisodes de reflux « faiblement acides » [16]. Les définitions proposées par ces groupes d'experts n'étant pas actuellement définitivement admises par la communauté scientifique (cf. infra), nous préférons donc, dans cette mise au point, éviter toute définition trop précise du reflux non-acide. Nous retiendrons seulement que le concept est scientifiquement fondé. Nous nous limiterons donc à : a) donner une brève description des méthodes employées pour caractériser le reflux non-acide, b) indiquer quelques résultats montrant son importance physiopathologique chez l'homme, c) proposer quelques pistes pour une approche thérapeutique plus spécifique.
Méthodes d'étude du reflux non-acide
Nous n'envisagerons pas ici le rôle de l'endoscopie et du transit baryté, si ce n'est pour rappeler que : a) la constatation d'un lac muqueux « biliaire » dans l'estomac a peu de valeur ; b) la détection d'un reflux baryté dans l'sophage est peu fiable [17], même si bien sûr un reflux « massif » (notamment après chirurgie sogastrique) n'est pas dénué d'intérêt, de même que la présence d'une hernie hiatale dont on a redécouvert récemment l'impor-tance [18].
En exploration fonctionnelle digestive, trois méthodes ont donné lieu à des travaux sur le reflux non-acide :
» La pH-métrie sophagienne
Elle a été la première technique utilisée, la notion d'un « pH alcalin » dans l'sophage étant alors considérée comme synonyme de présence d'un reflux duodéno-gastro-sophagien [19]. Malheureusement, cette hypothèse s'est révélée totalement fausse, le pH n'étant (en règle générale) que la résultante d'un mélange dans des proportions variables de composants acides et neutres ou alcalins. En fait, il a été démontré à multiples reprises, tant au niveau gastrique [20], qu'-sophagien, qu'un pH acide pouvait très bien être associé à la présence de sels biliaires. Plus récemment, Champion et al. [21] en couplant pH-métrie et enregistrement de la bilirubine dans l'sophage ont montré la mauvaise corrélation entre pH et concentration de bilirubine sophagienne. Au contraire, reflux acide et reflux biliaire étant souvent associés, il existait une excellente corrélation « exposition acide » (temps à pH < 4) et « exposition biliaire » de l'sophage, telle que mesurée par le Bilitec®. Le terme de reflux « alcalin » est donc source de confusion et ces auteurs proposaient de l'abandonner purement et simplement ! Le pH basal de l'sophage étant en général compris entre 5 et 7, la signification d'un pH alcalin (> pH 7) peut certainement, à côté de problèmes purement techniques, refléter différents phénomènes (déglutition de salive, prolifération bactérienne d'origine buccale, aliments légèrement alcalins ?). En pratique, on ne saurait donc retenir la pH-métrie comme méthode de diagnostic du reflux non-acide.
» L'enregistrement de la bilirubine
Il est réalisé au moyen d'un capteur permettant de mesurer l'absorption lumineuse grâce à deux diodes émettant à deux longueurs d'ondes différentes (470 nm pour le pic caractéristique d'absorption de la bilirubine et 565 nm pour la référence). Le système convertit le signal lumineux en signal électrique et le micro-ordinateur intégré calcule la différence d'absorption entre les 2 diodes. Des précautions alimentaires sont nécessaires pour éviter l'impaction de particules au contact de l'extrémité sensible de la sonde et ainsi augmenter de façon artéfactuelle l'absorption lumineuse. Il faut de plus éviter certaines boissons, comme le café du fait d'in-terférences possibles. Malgré ces limites méthodologiques, la technologie du Bilitec® a permis quelques observations physiopathologiques intéressantes. Ainsi, la sévérité des lésions d'sophagite semble corrélée à la durée d'exposition sophagienne à la bilirubine. De plus, le rôle du reflux duodéno-gastro-sophagien semble plus important chez les patients atteints d'sophage de Barrett [21-23]. La responsabilité des épisodes de reflux de bile dans la survenue des symptômes observés au cours du reflux gastro-sophagien semble cependant bien moindre que pour le reflux acide ou mixte, comme l'ont montré Koek et al. [24] récemment, en particulier chez les malades sans sophagite qui sont de loin les plus nombreux. Une étude provenant du même groupe a également montré l'importance du reflux de bile dans l'apparition d'une sophagite chez des malades de réanimation soumis à une ventilation assistée [25]. Malgré les renseignements fournis, la technique de Bilitec® demeure surtout une méthode de recherche. Elle exige de nombreuses contraintes méthodologiques qui en limitent la portée, surtout son interprétation ainsi que les seuils de détection nécessaires pour affirmer la présence de bilirubine ne font pas l'unanimité. Enfin, elle est surtout intéressante lorsqu'elle est couplée à l'en-registrement du pH sophagien. Un enregistrement double de la bilirubine gastrique et sophagienne peut également faciliter l'interprétation au prix d'une diminution de la tolérance de l'examen par le malade. Ainsi, en dehors de quelques centres spécialistes, la technique de Bilitec® s'est peu développée au cours des 10 dernières années.
» L'impédancemétrie sophagienne
C'est actuellement la technique la plus porteuse d'espoirs. Son principe est simple [26], puisqu'il consiste à enregistrer les variations de résistance au passage d'un courant électrique entre une succession de paires d'électrodes annulaires placées le long d'une sonde analogue à une électrode de pH-métrie. Le système commercialisé actuellement par la firme Sandhill permet un enregistrement couplé du pH-sophagien et de l'impédance avec des variantes dépendant du matériel employé et des applications potentielles (notamment en pédiatrie). Les caractéristiques physiques du matériel de reflux (liquide ou gazeux) qui établit ou non un pont électrique entre 2 groupes successifs d'électrodes, déterminent suivant les cas une augmentation (gaz) ou une diminution (liquide) d'impédance sophagienne. Il est ainsi possible de détecter en principe tous les types de reflux acide et non-acide, liquide et gazeux [13-16]. L'intérêt physiopathologique de la méthode semble très important, et elle a déjà été appliquée à des patients résistants aux IPP [27]. Pour l'instant, elle reste toutefois une technique de recherche, pour laquelle il convient d'établir rapidement des valeurs « normales » de référence et de valider le logiciel d'analyse automatique développé par la firme Sandhill. C'est l'un des objectifs du Consortium CRITERE qui réunit en France et en Belgique plusieurs équipes disposant déjà de l'équipement nécessaire.
Approche thérapeutique
En pratique, le diagnostic de reflux non-acide se discute habituellement chez un malade non répondeur aux IPP, et nous n'aborderons pas ici la situation des patients opérés et porteurs d'un montage entraînant de façon quasi expérimentale, un reflux biliopancréatique dans l'sophage. L'appro-che diagnostique et thérapeutique du malade résistant aux IPP implique d'abord de vérifier l'efficacité de l'in-hibition sécrétoire gastrique, ce qui signifie dans la pratique de réaliser une pH-métrie sophagienne (couplée si possible à une pH-métrie gastrique), afin d'évaluer l'inhibition obtenue, et le cas échéant de modifier les modalités du traitement antisécrétoire, si celle-ci se révèle insuffisante. Dans l'hypothèse qui nous intéresse ici d'un malade symptomatique et/ou porteur de lésions modérées ou sévères, malgré une inhibition acide suffisante, on peut alors avoir recours, si l'on a accès à la technologie, à un enregistrement par Bilitec® et sans doute à l'avenir à une impédancemétrie. Que le reflux non-acide soit confirmé ou seulement suspecté, les possibilités thérapeutiques sont les mêmes (Tableau 1). Même s'il peut paraître paradoxal d'utiliser un inhibiteur de la sécrétion acide pour traiter un reflux non-acide, il convient de rappeler qu'un traitement par IPP diminue à la fois l'exposition acide de l'sophage et l'exposition à la bilirubine sans doute du fait d'une réduction du volume du contenu gastrique [21]. Cette constatation mérite d'au-tant plus d'être soulignée que l'on peut avoir affaire à un reflux mixte, acide et duodéno-gastro-sophagien, la bile et l'acide ayant, dans ce cas, un effet synergique sur le plan pathogénique. Les prokinétiques traditionnels (métoclopramide, dompéridone) et récents (agonistes de la motiline, 5 HT- 4 ago nistes ou 5HT- 3 antagonistes) semblent avoir un intérêt plus théorique que réel [28]. Il en est de même sans doute des inhibiteurs CCK1 ou des chélateurs des acides biliaires. En réalité, actuelle ment, c'est vers l'inhibition des relaxations transitoires du sphincter inférieur de l'sophage que se situe le maximum d'intérêt. Cette approche est logique, puisque les relaxations transitoires semblent constituer le mécanisme principal des épisodes de reflux acides et non-acides. Le baclofène, agoniste GABA B, a fait l'objet d'une étude récente [29] chez de tels patients ayant des symptômes résistants aux IPP, une pH-métrie sophagienne normale sous IPP et un reflux biliaire pathologique. Seize patients ont ainsi reçu 20 mg de baclofène trois fois par jour, en plus du traitement par oméprazole (20 mg x 2). L'addition de baclofène entraîna non seulement une réduction du re flux de bile, mais aussi du score symptomatique. Quatre patients ont eu des effets secondaires (nausées, somnolence). Ces résultats sont donc encourageants, surtout si l'on parvient à développer des agonistes GABA B spéci fiques bien tolérés à court et à long terme.
Faut-il enfin envisager la chirurgie anti-reflux chez les malades atteints (ou suspects) de reflux non acide ? La réponse est certainement oui, mais chez une très petite proportion de ces sujets, car il est de plus en plus évident que les malades non répondeurs aux IPP sont également les moins bons répondeurs à la chirurgie. Une grande prudence s'impose donc avec dans tous les cas, une information du patient concernant le caractère incertain des ésultats chirurgicaux. Les méthodes de traitement endoscopique peuvent sans doute également représenter une alternative avec les mêmes réserves que la chirurgie en ce qui concerne les bénéfices, mais des risques sans doute plus faibles de complications et de morbidité post-opératoire.
En conclusion, le reflux non-acide existe et tout gastroentérologue clinicien l'a sans doute rencontré ! Les nouvelles techniques d'exploration fonctionnelle, et en particulier l'impédancemétrie, devraient clarifier la situation et permettre de revoir la terminologie, afin d'éviter au maximum d'introduire des termes sujets à confusion ou non pertinents d'un point de vue clinique. D'un point de vue thérapeutique, les espoirs les plus intéressants viennent des agonistes GABA B et peut-être des traitements endoscopiques du reflux.
APPROCHES THÉRAPEUTIQUES POTENTIELLEMENT UTILISABLES POUR TRAITER UN REFLUX NON-ACIDE
1. Réduction du volume du contenu gastrique par un traitement antisécrétoire (IPP) ou en accélérant la vidange gastrique (prokinétiques) 2. Renforcement de la barrière anti-reflux par des agents prokinétiques ou des inhibiteurs des relaxations transitoires du SIO (baclofène) 3. Chélateurs des acides biliaires ou protecteurs de la muqueuse sophagienne 4. Traitements endoscopiques (suture, radiofréquence, implants) 5. Chirurgie anti-reflux (fundoplicatures partielles ou totales) |