Toxicité intestinale des AINS
La toxicité digestive des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) n'est pas limitée à l'estomac et au duodénum mais s'exerce également en aval, au niveau de l'intestin grêle, du côlon et du rectum [1, 2]. Chez l'homme, cette toxicité a été longtemps méconnue en raison des difficultés techniques de l'exploration intestinale dans la pratique clinique. Selon les données épidémiologiques récentes, les complications intestinales des AINS représentent 10 à 40 % de l'ensemble des complications digestives sévères associées à la prise de ces médicaments [3, 4]. L'éventail des lésions intestinales potentielles est large (Tableau I). Elles peuvent se développer sur une muqueuse intestinale saine ou bien compliquer l'évolution d'affections préexistantes. Alors que la toxicité intestinale des AINS non sélectifs est maintenant bien connue, celle des inhibiteurs sélectifs de la COX-2 reste encore à préciser. Ils sont moins entérotoxiques que les AINS non sélectifs mais ne mettent pas totalement à l'abri de complications.
TOXICITÉ INTESTINALE DES ANTI-INFLAMMATOIRES NON STÉROÏDIENS NON SELECTIFS
Intestin grêle Entéropathie compliquée Hémorragie occulte : anémie chronique ferriprive Côlon et rectum Colite non spécifique de novo |
Pathogénie de la toxicité intestinale des AINS
Les données expérimentales obtenues chez l'animal permettent de décrire un processus pathogénique en 2 temps [1]. La première étape est la rupture de la barrière muqueuse intestinale se traduisant par une augmentation de la perméabilité. La seconde est l'agres-sion de la muqueuse par le contenu luminal, principalement les sels biliaires et les bactéries, provoquant une réaction inflammatoire et éventuellement des ulcérations (Figure 1).
Figure 1. Physiopathologies des lésions intestinales induites par les AINS
Selon l'hypothèse proposée par le groupe de Bjarnason [1], la rupture de la barrière muqueuse repose principalement sur le blocage de la phosphorylation oxydative dans les entérocytes. Le contact direct de l'AINS avec la muqueuse intestinale apparaît comme un facteur important du processus pathogénique. Un AINS administré par voie parentérale peut conserver une toxicité intestinale s'il présente un cycle entérohépatique. A l'inverse, un AINS n'ayant pas de cycle entérohépatique comme la nabumétone (dont le métabolite actif apparaît après le premier passage hépatique) n'entraîne pas de troubles de la perméabilité intestinale. Chez l'animal, la ligature du cholédoque prévient la toxicité intestinale de l'indométacine en supprimant son cycle entéro-hépa-tique et en supprimant l'effet toxique des sels biliaires.
Le blocage de la phosphorylation oxydative entraîne un déficit intracellulaire en ATP à l'origine d'un dysfonctionnement des jonctions serrées intercellulaires, principal facteur de l'augmentation de la perméabilité intestinale. La déplétion en PGs endogènes aggrave le processus lésionnel par des mécanismes encore mal connus. Des études récentes indiquent que les deux isoenzymes de la COX sont impliquées dans le processus pathogénique (cf infra). Le rôle des PGs dans le maintien de l'intégrité intestinale est suggéré par deux types d'ar-guments. En premier lieu, il a été rapporté que l'administration précoce de PGs prévient chez le rat, les ulcérations intestinales induites par les AINS [5]. En second lieu, il a été démontré que l'immunisation active contre les PGs E2, F2alpha et D2 induit chez le lapin le développement d'ulcères intestinaux [6]. Des résultats contradictoires ont toutefois été rapportés [7]. Il est clairement établi que le déficit en PGs dans la muqueuse intestinale est insuffisant à lui seul pour induire des troubles de la perméabilité et une inflammation intestinale [8].
La rupture de la barrière muqueuse intestinale permet dans un deuxième temps, l'action agressive des agents présents dans la lumière intestinale, les sels biliaires et les bactéries. Cette deuxième étape est indépendante de l'effet biochimique des AINS. Dans les études expérimentales, les ulcérations apparaissent 2 à 3 jours après l'admi-nistration des AINS alors que le taux de PGs est revenu à la normale. Le rôle des sels biliaires dans la pathogénie des lésions est suggéré par l'effet protecteur de la colestyramine. L'indo-métacine et d'autres AINS sécrétés dans la bile pourraient se lier à la phosphatidylcholine biliaire transformant ainsi les micelles mixtes en micelles simples de sels biliaires ayant un effet détergent plus important, toxique pour la muqueuse intestinale [9]. La translocation bactérienne et la libération d'endotoxines sont à l'origine de la réaction inflammatoire et des lésions intestinales en induisant la production de cytokines (interleukine 1, THF alpha), de NO synthétase inductible et le recrutement de polynucléaires neutrophiles circulants. La production excessive de NO par la synthétase inductible et la formation de peroxynitrite ont un effet cytotoxique local [10]. L'adhésion des polynucléaires neutrophiles à l'endothélium de la microcirculation intestinale, leur activation et la libération de divers médiateurs cytotoxiques participent également au processus lésionnel [11]. Le rôle des bactéries a été démontré par le fait que la toxicité intestinale de l'indométacine ne s'exprime pas chez l'animal axénique [12] ou traité par antibiotiques à large spectre [13].
Épidémiologie
Les complications intestinales des AINS non sélectifs représentent 10 à 40 % des complications digestives totales (Tableau 2). Dans la cohorte ARAMIS de malades rhumatologiques suivis aux Etats-Unis et au Canada, les complications basses représentaient 13 % de l'ensemble des hospitalisations pour complications digestives chez les malades atteints de polyarthrite rhumatoïde et 32 % chez les malades atteints d'arthrose [3]. Dans l'étude VIGOR, au cours de laquelle 4029 malades atteints d'une polyarthrite rhumatoïde ont été traités par naproxène pendant une durée médiane de 9 mois, une analyse secondaire a évalué l'incidence des événements intestinaux sévères à 0,9 pour 100 patients-années, soit 39 % de l'incidence des événements gastroduodénaux et intestinaux confondus [4].
Du point de vue économique, le coût des effets indésirables intestinaux a été récemment estimé aux Etats-Unis entre 15 et 30 % du coût global des complications digestives chez les patients sous AINS [14].
ÉPIDÉMIOLOGIE DES COMPLICATIONS INTESTINALES ASSOCIÉES À LA PRISE DE MEDICAMENTS ANTI-INFLAMMATOIRES NON STÉROÏDIENS (D'APRÈS [2])
Étude | Population | AINS | Incidence des complications intestinales (pour 100 patientsannées) |
% de l'ensemble des complications gastrointestinales |
ARAMIS (réf) |
PR : 2 921 patients |
Divers AINS non sélectifs |
0,19** |
13 % |
ART : 1 283 patients |
Divers AINS non sélectifs |
0,23** |
32 % |
|
VIGOR* (réf) |
PR : 4 029 patients |
Naproxène 1 000 mg/j |
0,89 *** |
39,4 % |
PR : 4 047 patients |
Rofecoxib 50 mg/j |
0,41** |
42,7 % |
* Exclusion des patients atteints de maladie inflammatoire chronique ou traités par aspirine.
** Complications intestinales définies par la nécessité d'une hospitalisation.
*** Complications intestinales définies par les critères suivants : rectorragies avec chute d'au moins 2g/dL du taux d'hémoglobine ou hospitalisation ; présence de sang occulte dans les selles avec endoscopie haute normale et chute d'au moins 2g/dL du taux d'hémoglobine ; hospitalisation pour perforation, obstruction, ulcération intestinales ou diverticulite. (VIGOR). PR : polyarthrite rhumatoïde ; ART : arthrose
Effets indésirables des AINS sur l'intestin grêle
Les travaux de Bjarnason et al. [1] ont démontré, chez les patients traités par AINS, l'existence d'une entéropathieinfraclinique quasi constante se traduisant par des troubles de la perméabilité intestinale puis secondairement par une inflammation. Parmi ces patients, un petit nombre seulement évolue vers des complications graves qui sont principalement l'hémorragie, la perforation et la constitution de sténoses en diaphragme.
» Entéropathie infraclinique
PERMÉABILITE INTESTINALE
L'augmentation de la perméabilité intestinale chez des patients traités par AINS a été mise en évidence de façon fortuite lors d'une étude sur la pathogénie de la polyarthrite rhumatoïde [15]. L'objectif initial de cette étude était de démontrer l'existence d'alté-rations de la barrière muqueuse intestinale permettant le passage d'anti-gènes bactériens et une réponse immunitaire à l'origine des manifestations rhumatologiques. En fait, les auteurs de cette étude ont constaté qu'une augmentation de la perméabilité intestinale n'était observée que chez les patients polyarthritiques traités par AINS. Des résultats similaires ont été obtenus chez des sujets arthrosiques, confirmant que les troubles de la perméabilité étaient bien liés à l'effet des AINS et non à la maladie rhumatologique sous-jacente [15]. Par la suite, des études chez le volontaire sain ont démontré que l'augmentation de la perméabilité apparaissait rapidement, dans les 12 heures suivant l'adminis-tration des AINS et qu'elle régressait en 1 à 4 jours selon la durée de la prise d'AINS.
INFLAMMATION INTESTINALE
Les troubles de la perméabilité intestinale induits par les AINS exposent la muqueuse à l'action agressive du contenu luminal et entraînent une réaction inflammatoire locale. Grâce à la technique de marquage des leucocytes par l'indium 111, Bjarnason et al. [16] ont démontré qu'environ 50 % des patients traités par AINS depuis au moins 2 mois présentaient à la scintigraphie une accumulation de leucocytes marqués dans la fosse iliaque droite vingt heures après l'injection du marqueur. De plus, chez 2/3 d'entre eux, il existait une augmentation significative de l'excrétion fécale d'indium 111, traduisant le passage des leucocytes dans la lumière intestinale. Contrairement aux troubles de la perméabilité intestinale qui apparaissent très précocement après la prise d'AINS, la réaction inflammatoire n'est détectable qu'après un délai de plusieurs mois. Une fois installée, elle persiste longtemps, jusqu'à 16 mois après l'arrêt du traitement [16]. Récemment, l'exis-tence d'une inflammation intestinale chez les malades traités par AINS au long cours a été confirmée en mesurant dans les selles une protéine non dégradable provenant des neutrophiles [17]. En accord avec les hypothèses pathogéniques et les résultats obtenus dans les modèles expérimentaux, il a été démontré que le métronidazole réduisait l'inflammation intestinale chez les patients sous AINS suggérant le rôle pathogène des bactéries luminales [18].
» Entéropathie compliquée
SAIGNEMENT CHRONIQUE ET ENTÉROPATHIE EXSUDATIVE
Une anémie chronique ferriprive est très fréquente chez les patients traités par AINS au long cours. Les explorations endoscopiques gastro-duodénales et coliques ne permettent d'identifier la source du saignement que dans environ 1/3 des cas. Bjarnason et al. [19] ont démontré grâce à une technique scintigraphique que l'inflammation intestinale induite par les AINS au long cours était associée à un saignement digestif chronique pouvant expliquer la carence en fer et l'anémie. L'anémie chronique est le plus souvent la seule manifestation des ulcérations du grêle induites par les AINS. Dans une étude autopsique chez 713 patients, Allison et al. [20] ont noté la présence d'ulcé-rations de l'intestin grêle chez 8,4 % des 249 sujets ayant reçu des AINS au cours des 6 mois précédant leur décès alors que la fréquence de ces ulcérations était seulement de 0,6 % chez les 464 patients n'ayant pas reçu d'AINS pendant cette même période. L'entéro-scopie et plus récemment l'examen du grêle par vidéocapsule ont permis la visualisation directe des lésions intestinales hémorragiques. Morris et al.
[21] ont exploré par entéroscopie unesérie de 46 patients polyarthritiques atteints d'une anémie ferriprive chronique inexpliquée par les explorations endoscopiques conventionnelles. Chez 41 % de ces patients, l'examen endoscopique mettait en évidence des érosions et des ulcères intestinaux [21]. Récemment, une étude pilote par vidéocapsule a montré la présence d'ul-cérations significatives dans un tiers des cas au sein d'un groupe de 20 malades sous AINS versus aucun dans un groupe de 20 témoins [22].
En pratique, devant une anémie ferri-prive chez un patient sous AINS, l'ab-sence de cause endoscopique haute ou basse et de cause gynécologique chez une femme doit faire évoquer la responsabilité d'une entéropathie iatrogène. L'entéroscopie ou mieux l'exa-men par vidéocapsule peut permettre de visualiser les ulcérations induites par les AINS. Toutefois, en pratique clinique, la première étape consiste le plus souvent à proposer un apport en fer et à adapter le traitement AINS : arrêt des AINS si possible puis secondairement, si le traitement est indispensable, relais par des inhibiteurs sélectifs de la COX2 en sachant que leur tolérance intestinale au long cours est encore mal connue (cf infra).
Moins fréquente que l'anémie ferri-prive, une hypoalbuminémie est néanmoins observée chez 5 à 10 % des patients atteints de polyarthrite rhumatoïde et traités par AINS au long cours. Bjarnasson et al. [19] ont démontré que cette hypoalbuminémie pouvait s'expliquer par une fuite protéique intestinale. Cette entéropathie exsudative a habituellement peu ou pas de conséquences cliniques. Elle relève de l'adaptation du traitement AINS selon les mêmes modalités que l'anémie chronique.
Il n'y a pas de traitement protecteur au long cours de l'entéropathie équivalent à la gastroprotection pour la toxicité digestive haute. Des études sur un petit nombre de sujets ont rapporté l'effet bénéfique à court terme des PGs, du métronidazole et de la sulfasalazine sur les marqueurs de l'entéropa-thie infraclinique. Toutefois, aucune étude n'a démontré leur intérêt clinique au long cours. Compte tenu de leurs propres effets indésirables, ces traitements n'ont pas d'indication actuellement. L'adaptation du traitement AINS doit être privilégiée.
PERFORATION ET HÉMORRAGIE AIGUË
Outre l'anémie chronique ferriprive décrite précédemment, les ulcérations du grêle induites par les AINS peuvent se compliquer de perforation ou d'hé-morragie aiguë. Les premiers cas de perforation ont été rapportés chez des nouveau-nés traités par indométacine pour persistance du canal artériel. Par la suite, des observations isolées ont été rapportées chez l'adulte. Les données épidémiologiques sont rares. Dans une étude cas-témoins, Langman et al. [23] ont rapporté que la prise d'AINS était deux fois plus fréquente chez des patients hospitalisés pour perforation ou hémorragie d'origine intestinale que chez les témoins.
Compte tenu de ces éléments, une prise d'AINS doit être recherchée devant toute perforation intestinale, sans méconnaître une éventuelle automédication. En cas d'hémorragie digestive aiguë inexpliquée par les endoscopies haute et basse chez un patient sous AINS, le diagnostic d'ulcérations du grêle liées au traitement peut être posé par la vidéocapsule ou l'entéroscopie. Dans ce cas, la reprise d'AINS non sélectifs est déconseillée. En l'absence de pathologie intestinale sous-jacente, le relais par un coxib peut être envisagé après un délai de cicatrisation des lésions hémorragiques.
STÉNOSES EN DIAPHRAGME
On désigne sous ce terme des sténoses intestinales bien centrées, formées par un mince repli circonférentiel muqueux et sous-muqueux [24]. Ces sténoses peuvent être très serrées, punctiformes. Elles sont habituellement multiples. Elles doivent être différenciées des sténoses en défilé qui peuvent être également observées sous traitement AINS. Histologiquement, elles se caractérisent par une fibrose de la partie superficielle de la sous-muqueuse et un in-filtrat inflammatoire de la muqueuse, avec ou sans ulcération. Ces sténoses siègent principalement dans l'iléon et le jéjunum. Elles sont le plus souvent révélées par des épisodes subocclusifs et un amaigrissement. Des troubles diarrhéiques sont fréquents dans les mois ou les années qui précèdent l'ins-tallation du tableau d'obstruction. Biologiquement, l'anémie ferriprive et l'hypoalbuminémie sont fréquentes. Le diagnostic radiologique est difficile en raison de la minceur des diaphragmes obstructifs. L'entéroscopie permet leur détection. Le doute sur une obstruction contre-indique l'examen par vidéocaspule. La difficulté de leur détection opératoire est également soulignée. Le traitement est habituellement chirurgical (stricturoplastie ou résection segmentaire). Lorsque les diaphragmes sont accessibles, la dilatation endoscopique peut être efficace.
» Atrophie villositaire
Des cas exceptionnels d'atrophie villositaire avec malabsorption ont été rapportés au cours de traitement par des méfénamates [25] et par le sulindac [26].
» Toxicité colorectale des AINS
La toxicité colique des AINS est favorisée par les formes galéniques à libération prolongée qui ajoutent à la toxicité systémique de ces médicaments une toxicité locale par contact direct avec la muqueuse du côlon proximal. Les complications iatrogènes surviennent soit sur un côlon sain, soit sur une affection préexistante parfois méconnue (Tableau I).
» Atteinte recto-colique de novo
COLITES de novo
De nombreuses observations de colite non spécifique induite de novo par des traitements AINS ont été rapportées depuis une vingtaine d'années [27]. Le tableau clinique associe typiquement une diarrhée sanglante, des douleurs abdominales et une perte de poids. Le délai d'apparition des symptômes varie de quelques jours à plusieurs mois voire plusieurs années. Des complications aiguës à type de perforation ou d'hémorragie sont possibles, parfois inaugurales. Endoscopiquement, l'at-teinte peut être distale évocatrice d'une rectocolite hémorragique ou bien segmentaire évocatrice d'une maladie de Crohn, surtout lorsqu'elle touche le côlon proximal et le grêle terminal. Histologiquement, les lésions ne sont pas spécifiques. En l'absence de complications chirurgicales, cette évolution est le plus souvent rapidement favorable après l'arrêt des AINS. La rechute après réintroduction de l'AINS incriminé a été constante dans les observations publiées, avec des complications fatales dans un cas [27]. Une étude épidémiologique [28] a rapporté que la prise récente d'AINS multipliait par plus de 2 le risque de diarrhée sévère. Faute d'endoscopie systématique, l'atteinte colique ne pouvait être précisée mais il est probable qu'un certain nombre des cas observés correspondaient à des formes bénignes de colite iatrogène. La fréquence de cette pathologie est donc probablement sous-estimée.
Le diagnostic de colite de novo due aux AINS est toujours difficile même lorsque la chronologie est évocatrice. L'histologie, même avec l'étude de l'index apoptotique épithélial, ne permet pas d'être formel sur l'origine iatrogène de la colite. Il faut éliminer une colite infectieuse qui pourrait d'ailleurs être favorisée par la toxicité locale des AINS [29]. Le plus important est de ne pas méconnaître une authentique maladie inflammatoire chronique révélée par la prise d'AINS. Les premières poussées peuvent en effet être fugaces. Un recul de 2 à 5 ans sans récidive est nécessaire avant d'éliminer cette hypothèse.
ULCÈRES COLIQUES
L'existence d'ulcères coliques bénins dits idiopathiques est connue depuis longtemps. Ils siègent principalement dans le caecum et le côlon droit. Des observations isolées suggèrent qu'un certain nombre d'entre eux sont liés à la prise d'AINS. Ils peuvent être associés à une atteinte de l'intestin grêle et se compliquer de perforation ou d'hé-morragies [30].
COLITE ISCHÉMIQUE SEGMENTAIRE
NON GANGRÉNEUSE
Dans une étude cas-témoin, Colin et al. [31] ont rapporté une association significative entre la prise d'AINS et la survenue d'une colite ischémique non gangréneuse chez des patients ambulatoires âgés de plus de 60 ans. Ces colites ischémiques étaient habituellement révélées par la survenue brutale de douleurs abdominales associées à une diarrhée sanglante. Endoscopiquement, les lésions étaient segmentaires, localisées le plus souvent dans le sigmoïde et le côlon gauche. L'évolution était habituellement rapidement favorable après éviction des AINS. Aucune observation avec réintroduction n'a été rapportée.
RECTITE
Une atteinte rectale isolée peut être observée au cours des traitements AINS par voie orale. Elle peut également se voir lors des traitements locaux par suppositoires. Après l'indométacine, divers autres AINS ont été incriminés, y compris l'acide acétylsalicylique. L'intolérance locale se traduit par une réaction inflammatoire le plus souvent minime mais des lésions plus sévères sont possibles sous forme de rectite hémorragique ou d'ulcérations. Des complications sténose ano-rectale, perforation, fistule recto-vaginale ont été rapportées au cours des traitements prolongés et abusifs, habituellement dans un contexte psychiatrique [32].
STÉNOSE EN DIAPHRAGME
Des sténoses en diaphragme coliques similaires à celles décrites dans l'in-testin grêle ont été rapportées chez des patients traités par AINS au long cours. Le plus souvent, les patients recevaient un traitement au long cours par un AINS à libération prolongée. Tous les cas rapportés siégeaient dans le côlon droit et plus particulièrement dans sa partie proximale. L'existence d'un gradient lésionnel oral-aboral a été soulignée chez plusieurs patients [33]. Ces caractéristiques plaident en faveur d'un effet toxique local. Les diaphragmes résultent probablement de l'évolution cicatricielle d'ulcérations siègeant sur les valvules coliques. La séquence ul-cérations-sténose en diaphragme a d'ailleurs été observée dans quelques observations privilégiées [34]. Cliniquement, les diaphragmes coliques sont révélés le plus souvent par des douleurs abdominales, des troubles du transit et une perte de poids. Des complications aiguës à type d'occlusion ou de perforation en amont d'un diaphragme ont été rapportées. Hormis ces rares complications justifiant une intervention en urgence, le diagnostic repose sur la coloscopie. Le diagnostic est endoscopique. L'arrêt du traitement AINS est parfois suffisant. En cas de syndrome obstructif, la chirurgie est le traitement habituel mais l'efficacité de la dilatation endoscopique a été rapportée dans un cas [35]. Une récidive après colectomie segmentaire a été observée chez une patiente ayant repris le même traitement AINS après l'intervention [35].
COLITE ÉOSINOPHILE
Plusieurs cas ont été rapportés dans la littérature. Le cas le mieux documenté a été observé quelques semaines après la mise en route d'un traitement par naproxène [36]. Cliniquement, le patient se plaignait d'une diarrhée sévère avec altération de l'état général. Endoscopiquement, la muqueuse colique apparaissait congestive et l'examen microscopique des biopsies décelait une infiltration éosinophile de la muqueuse. L'atteinte colique était associée à d'autres réactions d'hypersen-sibilité : rash cutané, éosinophilie sanguine, hépatite. L'évolution a été très rapidement favorable à l'arrêt du traitement [36]. D'autres cas moins bien documentés, observés après prise de naproxène et d'acide méfénamique, correspondent probablement à la même entité pathologique [37].
COLITE MICROSCOPIQUE
Une étude cas-témoins a mis en évidence une association significative entre la prise prolongée d'AINS, pendant plus de 6 mois, et l'existence d'une colite collagène [38]. Une étude observationnelle a également suggéré le rôle possible des AINS dans la survenue de colite lymphocytaire [39]. Toutefois, l'existence d'un lien causal reste très incertaine. En effet, des manifestations rhumatologiques sont fréquemment associées aux colites microscopiques et elles pourraient expliquer la surconsommation d'AINS chez ces patients.
» Aggravation d'une pathologie recto-colique préexistante
DIVERTICULOSE COLIQUE
Plusieurs études épidémiologiques ont rapporté que les formes compliquées de diverticulite (perforation, fistules) survenaient plus fréquemment chez les patients traités par AINS, peut-être en raison du retard diagnostique lié à leur caractère plus insidieux [40, 41]. En pratique, la diverticulose colique n'est pas une contre-indication aux AINS. Toutefois, il est possible qu'un antécédent de diverticulite spontanée expose à un risque iatrogène plus important. L'utilisation des AINS chez les malades ayant un antécédent de ce type est déconseillée.
MALADIES INFLAMMATOIRES INTESTINALES CHRONIQUES (MICI)
Le rôle des PGs dans la pathogénie des maladies inflammatoires intestinales a été très débattu. Il a été suggéré initialement qu'elles intervenaient dans le processus inflammatoire local et que les AINS pourraient avoir un effet bénéfique. Cette hypothèse n'a pas été confirmée. Plusieurs tentatives de traitement par divers AINS chez des patients atteints de rectocolite hémorragique se sont soldées par des échecs voire une aggravation de la maladie [42]. L'effet nocif des AINS a été confirmé par de nombreuses observations de poussées de recto-colite hémorragique ou de maladie de Crohn lors de divers traitements AINS, le plus souvent après quelques jours de traitement. Dans les cas où l'AINS a été réintroduit, la rechute a été constante. Deux études cas-témoins [43, 44] ont confirmé que la prise d'AINS favorisait les poussées de colite inflammatoire. Des études plus récentes ont rapporté des résultats remettant en cause l'ampleur du risque [45]. Dans l'état actuel des connaissances, il reste recommandé d'éviter la prescription des AINS chez les patients atteints de MICI.
» Toxicité intestinale de l'aspirine
ÉTUDES EXPÉRIMENTALES
L'aspirine a des propriétés pharmacocinétiques qui la différencient des autres AINS. Après administration orale, elle est absorbée par la muqueuse de l'estomac et du duodénum et n'a pas de cycle entérohépatique. Pour cette raison, elle n'a pas ou peu de contact direct avec la muqueuse intestinale au-delà de l'angle de Treitz. Dans les modèles animaux, à l'excep-tion d'une étude ancienne utilisant des doses très élevées , il n'a pas été observé d'ulcérations intestinales après l'administration orale ou parentérale d'aspirine [46]. Dans une étude récente chez le rat, il n'a pas été montré non plus d'augmentation de la perméabilité, ni d'inflammation intestinale après l'administration orale d'aspirine à des doses réduisant de 80 % la concentration des PGs dans la muqueuse intestinale [8]. La bonne tolérance intestinale de l'aspirine est expliquée par l'absence de contact direct avec la muqueuse jéjuno-iléale [8].
ÉTUDES CLINIQUES
Dans une étude chez le volontaire sain, il a été rapporté que l'administration orale de 1,2 g d'aspirine deux fois à 12 heures d'intervalle entraînait une minime augmentation de la perméabilité intestinale, plus faible que celle induite par l'indométacine et de signification incertaine [1, 47]. Dans un travail ultérieur par le même groupe chez des malades traités par aspirine, la technique de marquage des polynucléaires par l'indium 111 ne montrait pas d'in-flammation intestinale significative [48]. Ces données suggèrent que l'as-pirine a peu ou pas de toxicité directe sur l'intestin grêle au-delà de l'angle de Treitz. La présentation galénique et la rapidité du transit en particulier de la vidange gastrique pourraient toutefois déplacer vers l'aval la toxicité locale de l'aspirine. Il faut aussi garder en mémoire que l'effet antiagrégant de l'aspirine favorise l'expression de lésions hémorragiques préexistantes quelle que soit leur localisation. Ces 2 raisons pourraient expliquer les effets indésirables intestinaux rapportés chez des patients sous aspirine malgré l'ab-sence d'arguments expérimentaux en faveur d'une entéropathie comme celle, précoce et quasi constante démontrée pour les AINS non salicylés.
Dans une étude cas-témoins chez 66 patients aux Etats-Unis, Lanas et al. [49] ont rapporté que la prise d'AINS et particulièrement d'aspirine (90 % de l'ensemble) multipliait par 13,7 le risque d'hospitalisation pour hémorragie digestive haute ou basse sans prédilection de site. Dans une seconde étude réalisée en Europe, Lanas et al. [50] ont montré que la prise d'AINS (aspirine seule ou associée à un AINS non salicylé dans deux tiers des cas) multipliait par 8 le risque de perforation intestinale. Parmi les 16 cas de perforation basse, 4 siégeaient dans le grêle et les autres dans le côlon. Dans la majorité des cas, il s'agissait d'une perforation diverticulaire.
Au niveau de l'intestin grêle, 3 observations de sténose en diaphragme ont été rapportées chez des patients sous aspirine au long cours [51]. Dans les 3 cas, la sténose siégeait au niveau du duodénum, en accord avec les données pharmacocinétiques de l'aspirine qui limitent sa toxicité locale à la partie proximale de l'intestin grêle.
Au niveau du côlon, il est bien établi que le 5-ASA et ses dérivés peuvent réactiver une MICI [52]. Le mécanisme est immuno-allergique et les tests de provocation ont clairement montré le rôle des salicylates [52]. En dehors de ces formes particulières survenant sur terrain allergique, aucune étude n'a démontré à ce jour que la consommation d'aspirine était associée à une réactivation de MICI quiescentes. D'autre part, les observations de colite de novo présumée induite par l'aspirine sont très rares [27, 53] et insuffisantes pour affirmer formellement la réalité de cette entité. Au niveau du rectum, la toxicité locale de l'aspirine administrée sous forme de suppositoires est reconnue. De nombreux cas de rectite ulcérée parfois compliquée de sténose ont été rapportés [32].
» Toxicité intestinale des inhibiteurs sélectifs de la COX2
Le schéma idéal attribuant à la COX-1 la synthèse de PGs impliquées dans les processus physiologiques et à la COX2 la synthèse de PGs impliquées dans des processus pathologiques n'est pas conforme à la réalité biologique. Il est maintenant bien établi que l'inhibi-tion de chacune de ces isoenzymes a des conséquences bénéfiques et délétères selon le contexte. Ainsi, le rôle de la COX-2 est bien établi dans la physiologie rénale, l'homéostasie vasculaire et le processus de cicatrisation de la muqueuse digestive.
ÉTUDES EXPÉRIMENTALES
COX-2 et muqueuse intestinale saine
Les premières études expérimentales chez l'animal n'ont pas rapporté de toxicité des inhibiteurs sélectifs de la COX2 sur la muqueuse intestinale saine [54, 55]. Récemment, il a été montré que l'administration aiguë de celecoxib chez le rat ne provoquait pas de troubles de la perméabilité ni d'in-flammation ou d'ulcérations de la muqueuse intestinale [56]. A l'inverse, la survenue de perforations intestinales a été observée chez des animaux recevant un autre inhibiteur sélectif de la COX2, le 745 337 [57]. D'autre part, la survenue de péritonites spontanées chez des souris invalidées pour le gène de la COX2 a été signalée dès 1995 par Morham. Cette observation a été confirmée récemment par une étude exhaustive des conséquences de l'in-validation des gènes de la COX-1 et de la COX-2 chez la souris [58]. L'invalidation du gène de la COX2 mais non de la COX-1 provoquait des ulcérations intestinales de même que l'administration prolongée de celecoxib pendant 3 mois [58]. La toxicité du celecoxib au long cours pourrait être liée à l'inhibition prolongée d'une COX-2 exprimée constitutivement dans la muqueuse intestinale de la souris. Chez l'homme, la présence de COX-2 dans la muqueuse intestinale saine n'a pas été identifiée formellement. Les extrapolations doivent donc être très prudentes. Les études chez le volontaire sain ont montré que le rofecoxib en traitement court n'augmentait pas la perméabilité intestinale, ni le saignement gastrointestinal mesuré par le marquage des globules rouges [59]. D'autre part, il a été rapporté qu'un inhibiteur sélectif, le nimesulide, contrairement au naproxène, n'aug-mentait pas l'excrétion fécale de calprotectine après deux semaines de traitement chez le volontaire sain [60]. Actuellement, il n'y a pas de données disponibles sur la tolérance intestinale des coxibs chez des patients traités pendant plusieurs années.
COX-2 et muqueuse intestinale inflammatoire
Dans les modèles de colite inflammatoire, il a été démontré une augmentation de la synthèse de PGs qui résulte de l'induction d'une activité COX2 alors que l'activité COX1 est inchangée [61]. Des études expérimentales ont suggéré que les PGs synthétisées par la COX2 pourraient jouer un rôle bénéfique dans la régulation du processus inflammatoire et la cicatrisation. En fait, le rôle de la COX-2 dans les modèles animaux de colites est controversé. Il a été rapporté que les inhibiteurs sélectifs que la COX2 amélioraient, n'avaient aucun effet ou bien aggravaient l'évolution des colites expérimentales [2].
ÉTUDES CLINIQUES
Incidence des complications intestinales sous inhibiteurs sélectifs de la COX-2
Les seules données disponibles proviennent de l'analyse secondaire de la base de données de l'étude VIGOR comportant deux groupes d'environ 4000 malades atteints de polyarthrite rhumatoïde et traités par naproxène ou rofécoxib pendant une durée médiane de 9 mois. L'incidence des événements intestinaux sérieux était moitié moindre dans le groupe anti-COX-2 (0,41 versus 0,89 pour 100 pa-tients-années), suggérant une toxicité intestinale globalement moindre des anti-COX-2 [4] (Tableau II). Il faut émettre plusieurs réserves avant de généraliser les conclusions de cette étude. La première est qu'il s'agit d'une étude post-hoc et non prospective, avec des critères pré-définis. En second lieu, les hémorragies, qui pèsent beaucoup dans le décompte des événements sérieux, ont pu être pour partie dans le groupe naproxène le fait de l'action anti-agré-gante pro-hémorragique du naproxène, pouvant faire saigner de façon non spécifique des lésions non directement induites par les AINS. Enfin, en l'ab-sence de groupe contrôle sans AINS, l'étude ne permet pas d'affirmer formellement l'existence d'un excès de risque lié au rofecoxib.
Inhibiteurs sélectifs de la COX-2 et MICI
Les premières données concernant l'in-fluence des inhibiteurs sélectifs de la COX-2 chez les malades atteints de MICI sont contradictoires. Des premiers cas cliniques de poussées brutales de MICI (maladie de Crohn et rectocolite hémorragique) chez des malades débutant un traitement par coxib ont été publiées [62, 63]. A l'inverse, la bonne tolérance des anti-COX-2 a été rapportée dans une série limitée de 11 malades traités pendant 9 mois en moyenne [64]. En attendant des données cliniques plus fiables, et compte tenu de la complexité des données expérimentales, la prudence veut de déconseiller, chez les malades atteints de MICI, les inhibiteurs sélectifs de la COX-2 comme les AINS non sélectifs.
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