Tabac, cannabis et foie
Introduction
L’impact des facteurs environnementaux au cours des hépatopathies chroniques a été étudié de façon inégale. En effet, si le rôle néfaste de l’alcool est largement établi, que ce soit en tant qu’agent causal ou de facteur de co-morbidité, l’influence éventuelle du tabagisme ou de l’usage de cannabis, est longtemps restée indéterminée, alors même que la consommation de ces substances est largement répandue. Ainsi, parmi les adultes de 18-75 ans, 29% des personnes interrogées sont des fumeurs quotidiens, avec toutefois une nette diminution de la prévalence avec l’âge [1]. Si la prévalence du tabagisme décroît avec les mesures gouvernementales successivement mises en place depuis la loi Evin, il n’en est pas de même concernant le cannabis, dont l’usage augmente en France, comme dans le reste de l’Europe avec une prévalence de consommateurs réguliers atteignant 6,3% de 18 à 25 ans et 1,3% de 18 à 44 ans [2].
Un nombre croissant d’études suggère aujourd’hui que tabac et cannabis sont des facteurs de co-morbidité à prendre en considération dans la prise en charge globale du patient atteint d’hépatopathie chronique. Ces travaux seront décrits après un bref rappel sur la physiopathologie de la fibrogenèse au cours des hépatopathies chroniques.
Mécanismes de la fibrogenèse au cours des hépatopathies chroniques
La fibrogenèse hépatique est caractérisée par l’accumulation d’une matrice extracellulaire de composition altérée dans le parenchyme hépatique qui désorganise progressivement l’architecture du lobule [3]. Elle résulte d’un processus de cicatrisation tissulaire exagérée qui associe une augmentation de synthèse des composants matriciels et une faillite des mécanismes normaux de dégradation de ces molécules. La fibrogenèse est déclenchée en réponse à une agression chronique du foie, généralement à l’origine d’une activité nécrotico-inflammatoire qui atteint de façon prédominante les hépatocytes (alcool, virus, syndrome dysmétabolique) mais également les cellules biliaires (cirrhose biliaire primitive, cholangite sclérosante). Les cellules étoilées du foie et les myofibroblastes des espaces portes jouent un rôle crucial dans ce phénomène. Sous l’action de cytokines produites par les cellules de la réaction inflammatoire, ces cellules subissent un processus de transformation phénotypique en myofibroblastes caractérisé notamment par des propriétés mitogéniques accrues conduisant à leur accumulation dans les zones de nécrose, ainsi que par la production des protéines constituant la fibrose et de molécules bloquant la dégradation de cette fibrose[3].
Tabac et foie
» Impact sur la fibrose
De nombreux arguments sont en faveur d’un rôle profibrogénique du tabac dans différents organes. Ainsi, au-delà de l’impact bien connu sur l’athérosclérose, il a été montré une relation significative entre tabagisme et progression de la fibrose au cours de la néphroangiosclérose [4].
La relation entre usage du tabac et hépatopathie chronique a initialement été évoquée dans 3 études montrant que le tabagisme est un facteur prédictif indépendant de cirrhose d’origine alcoolique [5, 6] ou virale B [7]. Une étude rétrospective monocentrique française ultérieure, menée chez 310patients atteints d’hépatite chronique C, a observé une relation significative entre la consommation de tabac et la sévérité de la fibrose à l’examen histopathologique du foie [8]. En analyse multivariée, un tabagisme supérieur à 15 paquets-années et une consommation quotidienne d’alcool supérieure à 40g/j étaient des facteurs prédictifs indépendants de la sévérité de la fibrose, de même que l’âge à la biopsie et le sexe masculin. Toutefois, la relation entre fibrose et tabac disparaissait lorsque le score d’activité était inclus dans l’analyse multivariée. Ce résultat est en faveur d’un effet indirect du tabac sur la progression de la fibrose, plutôt lié à une augmentation de l’activité pro-inflammatoire qu’à un effet direct sur les cellules fibrogéniques. Deux autres travaux récents apportent également des arguments en faveur d’un effet proinflammatoire du tabac au cours de l’hépatite chroniqueC. Une grande étude épidémiologique chinoise dans une région à forte prévalence du VHB et du VHC a évalué les facteurs prédictifs d’élévation de l’activité sérique des transaminases chez les sujets ayant une hépatopathie chronique virale [9]. En analyse multivariée, une consommation habituelle d’alcool et un tabagisme quotidien supérieur à un paquet étaient les deux facteurs prédictifs indépendants d’augmentation de l’activité de l’ALAT chez les sujets ayant une hépatite chroniqueC. Il faut toutefois souligner que la durée du tabagisme n’était pas prise en compte dans ce travail. C. Hezode et al. ont évalué l’impact du tabagisme sur les lésions histologiques du foie chez 244 patients atteints d’hépatite chronique C. Le tabagisme apparaissait comme un facteur prédictif indépendant de la sévérité de l’activité nécrotico-inflammatoire. Toutefois, alors qu’il existait une relation entre sévérité de l’activité histologique et de la fibrose, le tabagisme n’était pas associé à la sévérité de la fibrose en analyse multivariée.
L’impact du tabac sur la fibrogenèse vient également d’être mis en exergue au cours de la cirrhose biliaire primitive [10] dans un travail rétrospectif dans 2 cohortes indépendantes de patients montrant un risque relatif de 13,3 de fibrose avancée chez les malades ayant un antécédent de tabagisme ≥ 10 paquets-années.
En résumé, bien que ces études soulèvent des critiques méthodologiques, notamment en raison de leur caractère fréquemment rétrospectif, les résultats sont dans l’ensemble convergents et suggèrent que le tabac accélère l’évolution de la fibrose au cours des hépatites chroniques C et de la cirrhose biliaire primitive. Les mécanismes mis en jeu, effet principalement indirect proinflammatoire et/ou direct sur la fibrogenèse restent indéterminés. Parmi les hypothèses à explorer, peuvent être évoqués une augmentation de la production de cytokines proinflammatoires [11], un impact du stress oxydant induit par le tabac [12], ou encore le rôle de l’insulino-résistance déterminée par l’usage du tabac [13]. Il reste également à déterminer si cet impact délétère du tabac est général à l’ensemble des hépatopathies chroniques.
» Impact sur la carcinogenèse hépatique
Le rôle du tabac dans la carcinogenèse est bien établi pour de nombreuses tumeurs. Des études de cohortes ou cas-témoins suggèrent que l’usage de tabac est également un facteur prédictif indépendant de carcinome hépato-cellulaire, notamment chez les sujets atteints d’hépatopathies chroniques virales, avec un risque relatif de CHC variant 1,5 à 7 chez les fumeurs [14-17]. Cet effet pourrait être notamment lié à l’accumulation dans le foie d’adduits de 4-aminobiphényl, un carcinogène présent dans la fumée de cigarette [18].
Cannabis et foie
» Le système endocannabinoïde
Le cannabis (Marijuana, Cannabis sativa) exerce de nombreux effets biologiques par l’intermédiaire de plus de 60 cannabinoïdes, dont len9–tetrahydrocannabinol (THC) est le chef de file. Ces composés agissent par l’intermédiaire de 2 récepteurs, CB1 et CB2, identifiés il y a une dizaine d’années. Des études plus récentes ont identifié les ligands endogènes de ces récepteurs qui forment la famille des endocannabinoïdes [19].
Le récepteur CB1, principalement exprimé dans le système nerveux central, est responsable des effets psychotropes du cannabis. Il exerce également des effets analgésiques, anti-émétiques et orexigènes qui ont conduit à l’approbation d’un dérivé synthétique du THC, le dronabinol (Marinol®) dans le traitement des vomissements chimio-induits et de l’anorexie au stade de Sida, et d’un extrait de Cannabis Sativa L. (Sativex®) comme antalgique au cours de la sclérose en plaques. Le récepteur CB2, principalement exprimé dans les cellules du système immunitaire, a des effets immunomodulateurs et anti-inflammatoires [19].
Les travaux récents montrent que ces récepteurs sont exprimés dans la plupart des tissus et interviennent dans de très nombreux processus physiopathologiques, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles approches thérapeutiques. Le rimonabant, un antagoniste sélectif de CB1 vient ainsi d’obtenir un avis favorable de l’agence européenne du médicament dans le traitement du surpoids et du syndrome cardio-métabolique.
Impact du cannabis sur la fibrogenèse hépatique
Nous avons récemment montré que l’expression des récepteurs CB1 et CB2 est très fortement augmentée dans le foie de cirrhose, en particulier dans les cellules fibrogéniques (myofibroblastes hépatiques) [20, 21]. Ces observations nous ont incité à étudier le rôle du système endocannabinoïde dans la fibrogenèse hépatique.
Dans un premier temps, nous avons étudié l’impact sélectif des récepteurs CB1 et CB2 dans deux études expérimentales chez la souris. Nous avons démontré que l’inactivation génétique du récepteur CB1 ou l’administration de rimonabant réduisent la progression de la fibrose, dans 3 modèles expérimentaux, en diminuant l’accumulation des myofibroblastes hépatiques induite par l’agression chronique du foie [21]. Ces résultats démontrent l’effet profibrogénique de CB1 au cours de la fibrogenèse hépatique. A l’inverse, l’étude de la fonction du récepteur CB2 a démontré que ce récepteur exerce un effet antifibrogénique lié à une stimulation de l’apoptose des myofibroblastes hépatiques [20].
Nous avons par ailleurs étudié l’impact de la consommation de cannabis sur la sévérité de la fibrose dans une cohorte de patients atteint d’hépatite chronique C [22]. Deux cent soixante-dix patients consécutifs atteints d’hépatite C, non traitée et de durée déterminée ont été inclus dans cette étude. Un questionnaire standardisé a permis d’estimer les consommations d’alcool, de tabac et de cannabis durant la période d’exposition au virus. Les patients ont été classés en trois groupes selon leur consommation de cannabis non fumeurs (51%), fumeurs occasionnels (moins d’un joint/jour) 17%) et fumeurs quotidiens (≥ 1 joint/jour). La fibrose a été évaluée selon le score en 5 stades de Metavir. Deux critères de jugement ont été retenus la vitesse de progression de la fibrose définie par le rapport entre le stade de fibrose et la durée estimée de la maladie, et la sévérité de la fibrose (F ≥ 3). En analyse multivariée, la consommation quotidienne de cannabis était un facteur prédictif indépendant de fibrose sévère ou de vitesse rapide de progression de la fibrose. Une étude américaine récente confirme ces observations [23].
Ces résultats sont en accord avec les données expérimentales démontrant les propriétés profibrogéniques du récepteur CB1 et doivent inciter à recommander aux patients infectés par le virus C de s’abstenir d’un usage régulier de cannabis. L’ensemble de ces travaux ouvre des perspectives thérapeutiques nouvelles et invite à évaluer l’effet antifibrosant du rimonabant au cours des hépatopathies chroniques.
RÉFÉRENCES
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