Anti-inflammatoires non stéroïdiens et chimio-prévention du cancer colorectal

La chimioprévention : concept et méthodes

La chimioprévention du cancer consiste à utiliser des agents chimiques pour prévenir ou inhiber le développement du processus de carcinogenèse. Cette intervention peut être envisagée à tous les stades de la carcinogenèse depuis l’apparition des premières anomalies moléculaires dans des cellules encore morphologiquement normales jusqu’au stade de tumeur invasive. La chimioprévention peut aussi être utilisée pour tenter de diminuer l’apparition de récidives tumorales ou de nouvelles tumeurs chez des patients déjà traités pour un cancer.

Les composés administrés à des populations à risque voire à toute la population doivent être efficaces tout en présentant une toxicité minime pour pouvoir être largement utilisés. Au sens large, la prévention nutritionnelle fait aussi partie de ce concept mais elle n’est pas considérée comme une chimioprévention au sens strict sauf lorsqu’elle est appliquée via des éléments isolés (vitamines, calcium, composés spécifiques…) [1].
Le développement de ces agents repose sur des bases classiques: phase I appréciant la toxicité et la pharmaco-dynamie avec des études en dose unique puis en doses répétées sur des périodes pouvant aller de quelques jours à un an; phase II avec études randomisées en double aveugle évaluant l’efficacité du produit sur des marqueurs intermédiaires corrélés à l’apparition des tumeurs comme par exemple l’étude de la prolifération cellulaire colique puis phase III avec des études randomisées en double aveugle évaluant l’efficacité réelle du produit sur l’apparition ou la récurrence des tumeurs [2].

L’approche la plus généralement retenue consiste à évaluer l’effet du composé testé chez des patients présentant des adénomes coliques ayant été réséqués et à haut risque de récidive. Cette sélection permet une évaluation sur des effectifs moindres que ceux nécessaires si l’on considérait la population tout venant. La mise en évidence avec une bonne chance de réussite (80%) d’un effet protecteur de 35% dans cette population sélectionnée, apprécié par une moindre récurrence des adénomes après un délai de 3 ans, nécessite la randomisation d’environ 600 patients. Pour disposer d’une telle population, le recrutement doit être réalisé dans une population initiale d’environ 1500 sujets éligibles dont seule un peu moins de la moitié sera volontaire. Le caractère éligible des sujets dépend des critères d’inclusion et d’exclusion différents selon les études et les produits testés mais il ne concerne souvent qu’un sujet sur 2 ou sur 3 atteints de polype… Un autre sous-groupe de patients à risque susceptible de bénéficier de telles stratégies est celui des familles à risque familial élevé de cancer colique [3]. Une approche alternative consiste à évaluer l’effet de ces drogues sur des polypes du colon distal laissés en place puis régulièrement surveillés endoscopiquement.

Données expérimentales animales

L’aspirine, le sulindac, le piroxicam, l’indomethacine, l’ibuprofen, le ketoprofen, le nabumetone, le celecoxib et le rofecoxib diminuent la carcinogenèse colique chimio-induite chez le rongeur [4, 5] ainsi que celle liée aux mutations du gène APC dans le modèle de la souris Min [6, 7]. Cet effet est dose-dépendant. Il est observé dès le stade des cryptes aberrantes [8].

Sulindac, polypose adénomateuse familiale et adénomes sporadiques

Le sulindac administré à la dose de 100 à 400 mg par jour entraîne une diminution du nombre et de la taille des polypes chez les patients atteints de polypose familiale. L’effet du sulindac n’est que suspensif et après l’arrêt du traitement, les polypes réapparaissent en quelques mois. Toutefois, les polypes régressent à nouveau si le traitement est repris. L’effet du sulindac est maintenu au long cours [9]. Il est cependant à noter que 5 cas de cancer rectal apparus sous sulindac ont été rapportés. Ces observations effectuées malgré une surveillance endoscopique rapprochée menée par des praticiens experts chez des patients qui présentaient une disparition de leurs polypes, incitent à la prudence. Le sulindac n’est pas efficace sur l’apparition des premiers polypes chez les jeunes patients présentant une atteinte génotypique caractérisée avant les premières manifestations phénotypiques [10]. L’efficacité du sulindac sur les polypes sporadiques apparaît probable mais reste à confirmer en raison des résultats discordants des études actuellement disponibles. La survenue d’accidents hémorragiques potentiellement sévères ne permet pas d’envisager de stratégies prophylactiques avec ce produit.

Aspirine

Treize études cas-témoins ont évalué l’effet de la prise d’aspirine ou d’AINS sur le risque de survenue de cancer rectocolique [4, 11–13]. Neuf études cas-témoins ont évalué cet effet sur la survenue de polypes rectocoliques [4, 10, 15]. Malgré leurs limites méthodologiques, ces travaux interprétés dans leur ensemble montrent que la consommation régulière d’aspirine et/ou d’AINS est associée à une diminution significative du risque de cancer et de polypes rectocoliques. L’amplitude de cette diminution est de l’ordre de 40%. Cet effet est observé aussi bien pour le colon que pour le rectum, tant chez les hommes que chez les femmes et qu’il existe ou non des antécédents familiaux de cancer colique. Il semble d’autant plus important que la consommation évaluée en posologie, fréquence ou durée est plus importante. La consommation d’aspirine et/ou d’AINS même régulière et de longue durée mais interrompue depuis plus d’un an ne semble pas associée à une diminution de ce risque. Cette observation suggère que l’effet de l’aspirine et des AINS ne serait que suspensif. Six des 7 études de cohortes disponibles suggèrent que la consommation régulière d’aspirine et/ou d’AINS diminue le risque de cancer recto-colique [4, 16]. Trois études de cohortes suggèrent aussi un rôle protecteur de la consommation régulière d’aspirine et/ou d’AINS pour le risque de polype recto-colique. Cette diminution du risque varie de 14 à 48% selon les études. Elle est d’autant plus importante que la consommation d’aspirine est fréquente, notamment si elle est supérieure à 8 ou 16 prises par mois. Elle est aussi plus marquée pour une durée d’exposition supérieure à 10 ans, ne devenant ainsi significative qu’au-delà de la 20e année dans la cohorte des infirmières américaines.

Un seul essai contrôlé est publié. Cette étude a évalué l’effet de l’aspirine à la dose de 325 mg, prise un jour sur deux chez 22071 médecins américains volontaires, enrôlés dans un essai de prévention des maladies cardio-vasculaires. L’incidence des cancers ou des polypes rectocoliques n’était pas modifiée après 5 ans de traitement. Le suivi à 12 ans confirmait ces résultats [17]. Cependant, aucun suivi endoscopique particulier n’était proposé et le nombre d’adénomes observés était près de 100 fois moindre que celui que l’on aurait pu attendre dans cette population. Ce défaut de puissance empêche toute conclusion. L’effet protecteur de l’aspirine restait donc à confirmer par des études prospectives randomisées.

Dans cette optique, une étude a été débutée en France en 1997 qui porte sur 291 patients recevant quotidiennement 160 ou 300 mg d’acetylsalicylate de lysine ou du placebo pendant 4 ans [18]. Les patients bénéficiaient d’une coloscopie de contrôle à un an et à 4 ans. La réalisation de ces 2 examens permet de séparer l’effet préventif éventuel de l’aspirine sur les polypes potentiellement laissés en place lors de la coloscopie d’inclusion de celui observé sur la récidive «vraie». Les facteurs associés à la moindre récidive à un an étaient le traitement par aspirine (adénome > 5 mm, p = 0,03) et l’absence d’ATCD personnels d’adénomes (p = 0,01). Cet effet protecteur reste à confirmer sur une plus longue période d’intervention. Parallèlement, les résultats d’un essai nord américain de méthodologie similaire, réalisé dans un groupe de patients présentant un moindre risque de récidive spontané (adénomes de toute taille dans l’essai nord-américain au lieu d’adénomes soit de plus de un cm soit de nombre > 3 dans l’essai français) et évaluant les doses de 80 et 325 mg/jour pendant 3 ans ont aussi mis en évidence un effet protecteur pour l’aspirine 80 mg, étrangement non observé pour la dose de 325 mg. L’ensemble de ces résultats confirme donc l’effet protecteur de l’aspirine dont l’ampleur exacte reste à mieux préciser. L’analyse des résultats définitifs de ces travaux et de ceux d’une étude anglaise similaire menée chez des patients à risque familial élevé, devrait permettre de conclure définitivement. Il restera alors encore à déterminer les sous-populations susceptibles de bénéficier réellement de cette chimioprévention.

Inhibiteurs de la cyclo-oxygénase de type 2

Le celecoxib prescrit à la dose de 400 mg ? 2 jour entraîne une diminution d’environ 30% du nombre et de la surface totale des polypes coliques et de la surface des polypes duodénaux chez les patients atteints de polypose familiale [19, 20]. L’intérêt pratique de cette protection reste à démontrer pour les patients.

Ces résultats ont suscité la mise en place d’études cliniques menées chez des patients ayant bénéficié de la résection d’adénomes coliques sporadiques. Leurs résultats sont attendus vers 2004-2005.

 

RÉFÉRENCES

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